Bleu ciel

“The power of love. Le concept de la chanson tête-rebord-fenêtre, dans les moments de solitude où effectivement, on est irrésistiblement attiré par le rebord de sa fenêtre, on penche la tête on regarde dans le vague, on pense au passé, ça ne marche qu’avec un seul type de chanson, de Céline Dion, et ça vaut tous les psy” Boomerang d’Augustin Trapenard, avec Valérie Lemercier.

Moi c’est “Sur le même bateau”.

Accoudé à la balustrade comme sur la passerelle à l’embarquement, le pied posé sur la chambranle. La tête, sur la bordure de l’autre fenêtre restée fermée. Les yeux, dans le ciel. Immaculé. Pur. Vide. Net. Bleu.

Les yeux dans le vague. Une douce euphorie me fait légèrement tanguer. L’envie d’être heureux me tenaille, devant ce ciel vierge, sous la morsure du froid de novembre. L’instant l’est, heureux. Le fond n’y parvient pas totalement : c’est le bonheur d’être triste. Le confinement, le second, déjà, s’installe. Avec lui la rupture d’avec les amis, les proches, d’avec l’affolement du quotidien, les sorties, le cinéma que j’avais retrouvé, les théâtres que je n’aurai pas eu le temps de refréquenter, la salle de sport déjà refermée, l’escalade jamais vraiment récupérée, les sorties motos qui se multipliaient, déjà tuées. Un ciel bleu, intensément, parfait, sans une brume et sans un nuage et qui commence à foncer. Un ciel océanique après une journée de tempête, lavé de tout. Vierge, mais surtout vide. Un soleil, oui, mais le froid mordant de la réalité de novembre. La tempe sur ma fenêtre, la main sur la balustrade de fonte noire, l’esprit divague et je sens s’établir la nonchalance de la mélancolie. Malgré moi, je pense à ma vie d’avant, celle que les impôts, abruptement, viennent de me rappeler en affichant le mot “divorcé” à coté de “statut”. Est-ce bien utile de nous infliger ce rappel ? Célibataire aurait été pareil. Juste, ça aurait rembobiné ma vie un poil plus loin lorsque, plein d’espoir, de naïveté, je ne m’imaginais pas du tout en couple stable, lorsque je n’avais pas gouté à la redoutable satisfaction d’être établi dans un moule social confortable, aujourd’hui encore embelli par l’érosion du temps qui passe, qui poli les bons souvenirs et arrondi le tranchant des mauvais.

Car quoi de plus malheureux qu’un mauvais souvenir, à part un souvenir heureux dont on sait qu’il ne se reproduira plus ? C’est le point de départ idéal pour se laisser glisser entre les draps du désespoir. La tristesse, la rancœur, l’amertume sont des solutions si faciles que les retrouver est presque encourageant. C’est comme une démission, mais en plus passif. Il n’y a même pas besoin de le décider, juste se laisser faire. Une gentille glissade sur une planche que l’on a savonné soi-même.

Mais je n’ai pas envie de cette glissade. Je n’en ai pas envie. Encore moins que de rester cloitré chez moi, ni d’être irréprochable. Pas plus que prétendre l’être. La tempe sur la fenêtre, les yeux mi-clos, je vois le ciel s’obscurcir doucement. C’est le soir. Des lumières, doucement, s’allument.

De toute manière, je sais bien que je briserai ce confinement. Un peu, pas trop, juste assez pour me sentir légèrement coupable, mais pas irresponsable. Juste un peu, par envie d’être heureux, pour boire, manger, fumer et rire. Pour ne surtout pas penser au lendemain, oublier ce qui est perdu, et me perdre dans les regards des amis, le sourire de l’un, l’ironie de l’autre, les regarder et les aimer car finalement, avec eux nous sommes sur le même bateau.

Un doigt de champagne, un toast au départ

Dans les soutes le bagne, et les heures de quart

Des soirées mondaines, des valses ou tango,

Au ombres à la peine un mauvais tord boyau

En attendant l’escale, Athène ou Macao,

Sous les mêmes étoiles, sur le même bateau.

Ça vaut tous les psys.

Une plume dans le sable froid

Immense. À perte de vue, littéralement : je ne voyais pas le bout de la plage. Je ne distinguais plus le sable de l’océan, et l’océan de la brume. Tout était de la même couleur, un beige forçant sur le jaune, l’ocre. Comme si octobre essayait, désespérément, de réchauffer un peu la plage. C’était un échec et cette bataille perdue annonçait les embruns des tempêtes d’hiver. C’est la seconde fois que je venais ici, en quelques mois. On pourrait dire semaines, tant c’est rapproché. Assez pour avoir un sentiment de familiarité. Assez peu pour ressentir une saison différente. Trouver dans cette arrière saison un autre plaisir : celui du calme, de la fraîcheur qui fait frissonner, d’un début de lutte avec la nature qui est l’antichambre du réconfort trouvé en rentrant dans la chaleur de la maison. Cette lutte, oh bien gentillette, je l’ai ressenti tout au bout de la plage, loin après les autres, plus loin même que les habituelles zones naturistes des plages d’été. Après avoir dépassé la zone des familles aux enfants se roulant dans le sable, après avoir effacé la zone des surfeurs qui déchaînent toujours l’imagination avec leurs combinaisons noires et moulantes, après avoir enjambé la zone des pêcheurs avec leurs cannes et autres filets, après même avoir traversé la zone des punks à chien qui, même ici, semblent un peu plus bourgeois qu’ailleurs. En tailleurs sur le sable humide, ils sirotent les canettes en fumant, ils font même un petit signe lorsque nos regards se croisent tandis que les chiens, derrière eux, creusent le sable et courent de la dune à l’océan.

C’est là, sur ce tapis de sable fin entrecoupé d’intrus – des petits cailloux polis, des coquillages brisés, des débris de bois flottés et même, une plume -, sur ce tapis donc, un peu humide et froid, que je me suis senti vivre pleinement cette arrière saison. L’air iodé plein les narines, je me suis laissé à m’allonger sur ce tapis blanc cassé. Tant pis pour le sable humide plein les vêtements, tant pis. Le bruit du vent et des vagues était seulement troublé par les paroles des amis. Nous parlions de choses et d’autres. On échaffaudait des théories sur les deux garçons qui plus loin, marchaient eux aussi vers l’inconnu alors qu’ils avaient fait bippé le gaydar. Étaient ils ensembles ? Potes ? Pourquoi cette séance photo sur la plage, accroupis chacun leur tour, si ce n’est pour alimenter leurs profils grindr ? Ou bien tindr ? C’est peut être plus tindr que grindr, la photo un peu romantique sur une plage balayée par le vent d’octobre ? On parle de nos années qui passent, notre expérience à reconnaître nos semblables qui s’affine. J’écoute distraitement. Les yeux fermés, je sens le vent chargé de grains de sables frapper mes joues, mon front, mes paupières closes. Je sens du sable se frayer un chemin dans l’oreille. Se fixer sur la commissure des yeux, humides. Il y en a tellement que je soupçonne un des deux amis d’aider un peu le vent. J’entrouvre un œil, j’établis son innocence. Ce n’est que le vent. J’avais envie de respirer de toute mes forces, de savourer ce moment. Alors j’ai respiré de toutes mes forces jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la nausée, jusqu’à sentir le sable devenir mou et mouvant, jusqu’à me sentir tanguer.

J’ai savouré ce vent abrasif, ce paysage flou, ce froid hésitant, ce parfum d’iode prégnant et jusqu’aux crissement des grains de sables infiltrés jusque entre les dents. J’ai savouré, enfin, les amis, leur présence rassurante que je ressentais autant que j’entendais. Une main dans une poche, l’autre refermée sur le téléphone. Mon bonheur eut été parfait si, à la place de ce bête téléphone, mes doigts avaient enlacé une main.

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L’esplanade du tout et n’importe quoi

Une bourrasque me fait presque vaciller. Ça brasse toujours à cet endroit. Je persiste: je veux continuer à suivre ce garçon au jean gris ajusté juste comme il faut. Je pousse le vent devant moi, je vois que lui aussi lutte un peu. Ses cheveux, pourtant assez courts, virevoltent. Ça fait bien 50 mètres que je le poursuis. En vérité lorsque je suis arrivé sur l’esplanade, je n’ai pas saisi immédiatement que c’était quelqu’un. Il faisait un exercice de gymnastique sur des marches d’escalier. Le pont, comme quand on était petits, à l’école. Sauf que lui avait les mains 3 marches plus bas que les pieds, et parvenait pourtant à tenir parfaitement courbé. Son t-shirt était aussi largement remonté sur son torse, laissant apparaître un ventre coupé bien symétriquement par une ligne de poils remontant vers les pectoraux, d’un côté. De l’autre, cette ligne châtain clair accompagnait l’œil à la ceinture, puis sur ce jean, gris donc, qui fuselait des cuisses agréablement galbées. Entre, évidement, la bosse du désir avait capté mon regard et accéléré doucement ma respiration. Je suis resté à le regarder tenir ainsi une demi minute, pas trop loin et pas très discrètement. J’ai hésité à voler une photo pour le mini groupe WhatsApp des potes qui, comme moi, auraient apprécié le spectacle à sa juste valeur. Je ne l’ai pas fait, un peu par crainte de me faire griller, un peu par honte de passer pour un genre de prédateur détraqué. Ça n’aurait pas été grand chose comparé à ma décision de le suivre après qu’il se fut relevé, qu’il eut réajusté son t-shirt en cachant ainsi des abdos dessinés juste comme il faut, puis remis son pull et enfin sa veste, pris ses affaires et se soit mis en chemin. C’était uniquement pour le plaisir de regarder son cul. Alors, bon, passer pour un prédateur… Mais c’était si beau à regarder. C’est le plaisir de la balade sans destination : la destination devient celle où le hasard guide les pas, et où les yeux emportent l’imagination.


Me disant cela, j’ai le regard attiré par un petit groupe, 4 personnes, dans un coin de la tour nord-est. Par ce froid, ils semblent pique niquer. Qui pique nique un samedi soir d’octobre sur le parquet de l’esplanade de la bibliothèque François Mitterrand ? À quelques éclats d’une lumière vacillante, je constate qu’ils ont allumé des bougies. Intrigué, je ralenti, ralenti, et dévie légèrement pour me rapprocher. Je réalise que ce petit groupe, emmitouflé dans des doudounes, est en train de se préparer une raclette. Il y a là un peu de charcuterie, un paquet de fromage en tranches. J’ai envie de rire tant c’est improbable. Je ne suis pas certain qu’ils soient confortables, je ne suis pas certain que leurs bougies chauffent assez pour fondre le fromage, je suis pourtant certain qu’il vont passer une bon moment : Même ratée, leur soirée sera assez inattendue pour être mémorable.


Pendant ce temps, le pantalon gris a fait une échappée et déjà, il disparaît de mon regard et de mon esprit. Entre les issues de secours de la bibliothèque et un passage destiné à je ne sais quoi, zone un groupe de jeune. La parole forte, les gestes amples, les rires gras : ils sont exactement le cliché du groupe d’adolescents. Mes yeux glissent le long des murs en bétons, tombent sur deux garçons, joggings un peu ample, tshirt ajustés répétant une chorégraphie. Mouvements larges, étendus, successions de mouvements rapides et de pauses marquées. Je n’entends pas leur musique, ca n’en est que plus beau : je ne vois que la précision des gestes, la régularité des enchaînements, le synchronisme des corps, l’amplitude emphatique des moulinets de bras, la rectitude sévère des pas chassés. L’un d’eux me jette, un regard. J’esquisse un vague sourire, un peu gêné. Nos yeux restent accrochés quelques fragments de seconde, c’est à la fois court et interminable. J’aurai voulu transmettre dans cet instant mon admiration pour leur courage à s’entraîner ainsi, un soir venteux d’octobre. Leur indifférence aux regards des badauds qui comme, s’interrogent vaguement sur leur but ou les ignorent surement. Et surtout pour la beauté de leur art, inattendu ici. Pourtant je n’ose pas m’arrêter, je passe devant eux. J’aurai du.


C’est passé, c’était beau, c’était instantané, c’est pour ça que j’aime cette esplanade. Le vide y est toujours empli de tout et n’importe quoi, ce qui est la plus parfaite preuve de son humanité, non ?

Voyages

Dans le métro ce matin, j’ai repensé à mes premiers trajets en arrivant en ile de France. Les rames étaient à peu près vierges d’écrans, de toute manière il n’y avait aucun réseau mobile. Les ipods régnaient en maîtres, mais pour le reste les livres en papiers étaient là. Surtout, les regards étaient là. Même dans le vague, perdus, renfermés sur eux même et sur le trajet quotidien, il était possible de croiser des yeux, échanger un vague sourire un peu compatissant, ou alors de connivence lorsqu’on se surprenait à regarder ensemble quelque chose ou quelqu’un et qu’en s’interrogeant du regard, on savait qu’on était d’accord sur la conclusion. J’ai la chance de faire une bonne partie de mes trajets sur une ligne de surface. Les yeux peuvent s’égarer sur les façades des immeubles. S’agripper aux œuvres de street-art. Comparer les architectures. Constater le temps qu’il fait. Voir le soleil, un peu.

Ça n’est pas forcément merveilleux. Les immeubles, ce sont aussi ces tours assez vilaines du quartier Olympiade. D’autres immeubles un peu ratés, qu’un architecte a dû trouver harmonieux sur le papier et qui se révèlent décevants une fois élevés. D’autre encore où l’architecte, blasé, n’a pas même fait l’effort d’essayer. Mais ce n’est pas grave, même moche, même quelconque, les yeux sont sur le lointain.

Dans le métro ce matin, j’ai constaté que les têtes étaient baissées. Juste des têtes fléchies, avachies, pesantes, courbées sur des écrans illuminant en blanc froid, en bleu, des yeux cernés, fatigués, clignotants. Plus de regard sur le voisin, sur la voisine. J’ai réalisé que moi même, je ne jetais plus un œil à la dérobée que sur l’écran d’un autre, que je n’imaginais plus en fonction de la personne, mais en fonction de son écran. Une série, un jeu plus ou moins débile, traduisent ils un simple sentiment d’ennui, et l’espoir d’oublier ce temps de transport ? Un jeu plus complexe, et je m’interroge sur ce gamer : que va-t-il chercher dans ce monde virtuel ? Quelle quête est il en train de réaliser ? Combien de temps y consacre t il ? Est-ce totalement solitaire, ou bien a-t-il des amis dans cet environnement virtuel ? Un article de presse, et je cherche à connaitre l’origine. Généraliste genre Le Monde ? Libé ? 20 minutes ? Le Figaro ? Ou un spécialiste quelconque ? J’imagine ce qui se passe dans la tête des lecteurs. Pourquoi ce site ? Pourquoi cet article ?

Par exemple, ce jeune homme en costume de milieu de gamme, pourquoi Le Figaro ? Est-ce le hasard d’une agrégation google news ? Ou bien est ce vraiment son affinité ? Soudain je l’imagine, partir le matin, embrasser vite fait sa copine, un lacet mal fait et les cheveux encore humides. J’imagine un appartement quelconque de place d’Italie. Pas fou, mais pas minable non plus. Un deux pièce un peu minuscule, certes, mais qu’elle a arrangé comme elle a pu, avec quelques guirlandes lumineuses, un terrarium qu’on lui a offert parce que c’est à la mode, un peu de désordre et de la vaisselle ikéa dans la kitchenette. Ce n’est pas chez lui, ce n’est pas chez eux, en fait, c’est chez elle. L’armoire est remplie de vêtements féminins, rien qui ne soit à lui. Les murs, grelés de photos où il n’est pas, mais où elle pose avec d’autres, en Amérique du sud, et puis aussi au Maroc, et beaucoup, beaucoup, des images d’océan. Va savoir pourquoi. Pourquoi n’est il pas là ? Comment en sont-ils arrivés là? Je les pense amants de circonstance, je jette un regard à son annulaire, vierge. Elle est Parisienne, ils se sont connus il y a longtemps. Lui il vient de l’Est, ou non, plutôt du Sud. Orléans, ou plus loin encore, pourquoi pas Vierzon ? Il est venu pour un entretien quelconque. Un stage, ou un emploi, même. Il sent le crépuscule de la vingtaine arriver bien plus vite que prévu, et sans doute veut il rejoindre la capitale pour se rapprocher d’elle. Une amoureuse d’il y a longtemps, des études, et qu’il a l’espoir d’accrocher plus longtemps, car il sent qu’ils sont faits pour être ensemble mais il n’a jamais osé le lui dire, de peur de se faire rembarrer. Il en a assez de Vierzon, des potes toujours pareils, de sa mère qui veut le voir tous les dimanches, et de son père qui lui casse les couilles à radoter toujours les mêmes conneries. Alors il espère arriver ici, trouver son logement pas loin et petit à petit, de nuit volées en baisés échangés, se fixer un peu. Il escompte, semaines après semaine, l’apprivoiser et sans jamais le lui dire franchement entrer dans sa vie, moitié par habitude, moitié par effraction. Il se voit père, si ça se trouve. Il n’imagine pas que pour elle, il n’est pas grand-chose. Un pote qui baise bien, qu’elle n’assume pas auprès de ses copines, dont elle ne raconte même pas la présence, régulière pourtant, le temps d’un weekend. Lui l’aime. Elle, elle l’aime bien. C’est tout le drame qu’il ignore, qu’il soupçonne peut être au fond de lui mais qu’il souhaite, tout aussi vaguement inconsciemment, conjurer petit à petit. Il y pense un peu, à cet instant, alors que ses yeux marron clair glissent sur les lignes sans les lire vraiment. Il passe sa main dans ses cheveux en désordre, au fond il est assez beau, ce garçon, avec son physique quelconque mais attachant, son nez un peu court et retroussé, une barbe irrégulière mais qu’il conserve pour faire plus vieux et parce que c’est à la mode. Sa peau garde quelque traces de l’adolescence, mais elle est assez belle, pas grisâtre, avec quelques petites rides au front et à la commissure des yeux. Le cou est convenable dans ses proportions, et s’engouffre dans un col de chemise un peu déserré. Sans la cravate, le premier bouton serait ouvert, et alors peut être que quelques poils s’échapperaient. Ce qui ne va pas c’est justement sa chemise mal repassée. Elle a souffert du passage dans la valise, dans le TER de Vierzon. Et cette cravate un peu trop large au nœud approximatif. Il n’en a pas l’habitude mais tout en s’en défendant auprès de ses potes, il aime bien car il se sent plus important et digne, plus adulte, ainsi. Il est encore trop jeune, probablement, pour savoir qu’on reste enfant toute notre vie, que seules les circonstances nous forcent à être adulte, responsable, pénibles. Le reste, ma foi, pourquoi pas. Il passe encore la main dans sa tignasse, quitte cet écran froid, relève la tête, jette un regard vif sur les murs de la station dans laquelle la rame s’engouffre. Je vois une inspiration rapide, un frémissement des narines. Il tourne la tête, nos regards se croisent. Je choisis de soutenir un peu ses yeux. Marron clair.

Au fond, je veux qu’il sache que je l’ai vu et que dans ce métro, il m’a fait voyager tellement plus loin que ce que mon écran, qui s’est éteint, n’aurait jamais pu le faire.

Un nom

A demi allongé, avachi sur les oreillers, débraillé et décoiffé, un peu emmêlé dans la grande couette, je savourais mon bouquin. Le bouquin d’évasion parfait, qui pourrait être une série Netflix idéale, mélange de grandes intrigues sur plusieurs chapitres et de petites péripéties sur quelques paragraphes, de faits d’épisodes quotidiens presque répétitifs mais dans une trame plus extraordinaire, bref la chose idéale pour se laisser emporter tard le soir alors qu’il faudrait dormir et tout aussi tard le matin alors qu’il faudrait… Non, il ne faudrait rien, c’est OK après tout de trainer un samedi matin. Plongé dans la chaleur du lit, laisser les yeux glisser sur les lignes, l’esprit s’évader… L’héroïne vaquait à ses occupations et puis soudain, il a fallu que l’auteure précise un nom de rue. Le nom de mon ex-mari. Voir ces syllabes accolées m’a arraché de l’univers du bouquin, comme on ouvre trop brutalement les rideaux d’une pièce plongée dans une rassurante pénombre. Cette irruption d’une part de ma réalité m’a laissé hébété, à l’arrêt. Bloqué. Je n’arrivais plus à faire avancer mon regard. Fixant ces quelques malheureuses lettre juxtaposées, je ne parvenais pas à accepter leur présence ici. Pourquoi m’imposer ça, moi qui était si bien, vautré dans ma matinée de weekend, feignant d’ignorer un programme de la journée pourtant presque minuté ? Au fond de moi, je sentais les sentiments fourbir leurs armes, l’inconscient pousser au naufrage, le conscient écopant à toute allure, et la zone grise un peu entre les deux faisant n’importe quoi. Le pessimiste me hurlait que voilà où j’en étais : loque plus proche de la quarantaine que de la trentaine, échoué lamentablement en travers d’un lit entouré d’une chambre mal rangée, en plein refus de la réalité et préférant une pauvre série romanesque tout à la fois de gare et à l’eau de rose. L’optimiste, l’œil torve et un peu grinçant, renchérissait en acquiesçant : “ouais, ouais, and so what, c’est quoi ton problème avec ça, tu vivais pas déjà ta meilleure vie quand tu restais enfermé dans ta chambre le matin, adolescent, perdu dans tes livres, t’es pas bien là, pas lavé, un plateau plein de miettes du petit déjeuner éparpillées autour d’un mug sale, les pieds à l’air, c’est quoi ton problème, ose dire que ça ne te manquait pas, marié, ces moments de relâchement et de solitude, ose seulement le dire!”. Effectivement, je ne pouvais pas le dire. Les matins à deux, relâchés, je les aimais bien aussi pourtant, aussi. Avec cependant, toujours au fond de la tête, l’inquiétude de ne pas oublier ses envies à lui. Les yeux toujours figés sur le livre, je repensais à ce nom que j’ai chéri, si fort, et que pourtant j’avais refusé d’adopter. Crainte inconsciente d’aller trop loin ? De trop m’impliquer, d’effacer mon identité ? J’ai toujours trouvé regrettable et jamais compris cette habitude de changer de nom lors d’un mariage, à fortiori car ce sont presque toujours les femmes qui concèdent ce sacrifice. Ce n’est qu’un nom, mais un nom ce n’est pas rien. Quelle dose d’enthousiasme, d’abandon de soi faut-il pour renoncer ainsi à son nom et l’histoire qui y est associée, et en accepter un autre qui porte lui aussi une histoire, mais pas la même ? Quel niveau de souvenirs déplaisants sont nécessaires ? J’avais trouvé amusant, un peu après mon mariage, de mélanger nos noms pour en créer un de toute pièces à destination des réseaux sociaux, là où un relatif anonymat était souhaitable. C’était un peu romantique, et cette création ex-nihilo, était à nous et à nous seul, sans l’histoire de nos familles. Ca n’était qu’un pseudonyme, mais il était commun, et créé par nous, pour nous. Je repensais à nos discussions sur le sujet, quelques mois, quelques semaines même encore, avant la rupture. De fil en aiguille, je repensais à ma douleur, au moment de renoncer à l’alliance, ce bête anneau de métal gravé d’un prénom et d’une date, symbolique lui aussi, comme un nom. J’ai senti s’embuer mes yeux. Si en plus, il avait fallu changer de nom, revenir en arrière… Mon pouce, comme, encore aujourd’hui, je recherche un peu de réconfort, parti à la recherche du métal tiède et lisse, à l’intérieur de l’annulaire gauche. Je repensais à mon émotion au moment où il me le glissa au doigt; une émotion presque craintive tant l’ampleur et l’audace de l’engagement qu’il représentait me stupéfiait. De la page, mon regard glissa dans la chambre, vers la petite coupelle où cet anneau est déposé depuis plus d’un an désormais. Je me suis promis de le ranger définitivement vendredi prochain. L’audace n’était pas si forte. L’ampleur, pas si importante. Dans un soupir, je décidais qu’il était temps de poursuivre. Mon regard rechercha sur la page les quelques lettres aussi émouvantes que dérangeantes, et glissa sur la suite. Le lit, la couette, le désordre, petit à petit, s’estompèrent jusqu’à disparaitre. L’histoire continue.

Heureuse tristesse

Un sentiment m’assaille, à chaque arrivée là-bas. Tellement ambivalent que je peine à le définir, mais que j’ai le sentiment de si bien connaitre et si bien retrouver. Chaque fois, je pense au premier paragraphe du premier roman de Sagan. “Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsède, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres”.
Un sentiment que je ressentais souvent, avant d’être en couple, que j’avais un peu oublié, pendant, et qui ressurgit. “Une soie énervante et douce, qui me sépare des autres”, est l’image quasi exacte.
La volonté de tout couper, d’oublier le monde, de me rabougrir dans mon coin de campagne avec l’espoir également angoissant et rassurant d’y être oublié. Imaginer une vie en presque autarcie, seulement occupé à faire survivre ces murs biscornus et ce toit bancal. Me plonger et même me noyer dans une forme de renoncement, comme on plonge dans un roman, vous savez, ce genre de roman où l’on s’imprègne tellement de tout qu’il semble plus réel que nos vies un peu absurdes. En ce moment, je me noie dans un roman se déroulant à la fin du 19eme siècle en Ariège. C’est dire.

Et puis, comme c’est la vraie vie, je me secoue, je mets à exécution une part seulement de ce renoncement : en déposant le smartphone, j’abandonne la connexion permanente au monde et en quelques heures le bonheur s’installe. La morosité est remplacée par le plaisir de vivre doucement, hors des soucis habituels, remplacés seulement par les préoccupations très concrètes envers ces murs biscornus et ce toit bancal.
Les jours passent. Les amis aussi. Un oiseau rentre dans la maison, je l’en fais sortir. Des lézards se promènent. Une pluie noircit la terre, le soleil la fait ensuite fumer en parfumant l’air. Une randonnée succède à des menus travaux. J’y regrette de ne pas être capable de reconnaitre les essences des arbres, des fleurs, des cultures, et d’en connaitre les dangers ou les vertus. La soie n’est plus énervante et douce, mais seulement douce.

Et puis, vint le départ. Je suis parti sur un coup de tête, l’envie de rester sur une bonne journée. Je ne voulais pas laisser à la soie le loisir de redevenir énervante. En une heure, deux peut être, j’ai tout remis en état de veille et c’est le cœur lourd que je suis parti, obsédé par l’indécision, encore, quant à ce que je veux faire de ce lieu.

Je n’ai pas fait 2 kilomètres que, saisi par la beauté de la fin du jour et du début du crépuscule, je me suis arrêté.

Là, le long de la route, j’ai le sentiment de sentir simultanément la vacuité de l’existence et son indéniable intérêt. La sensation est profonde, car elle est sincère. Il n’y a pas, ou si peu, d’artifice à ce moment.
Il a plu. C’est vert, jaune, rose, bleu, violet. L’air légèrement frais sent la terre et le petrichor. Le soleil est rasant, il dessine les collines, inonde pour quelques minutes encore le fond de la vallée, s’éclate sur les moindres obstacles, arbres, moutons, clôtures, vaches, étirant des ombres toutes en nuances de vert. C’est beau, c’est simple, c’est tout. Une brume se forme devant moi, âcre, un peu musquée. Piquante et chaude. Des volutes s’épanchent, s’estompent, étalant une odeur de cavalerie et de vanille, d’animal sauvage et d’encens, presque de renfermé, comme la maison lorsqu’on y entre après une longue absence.
Tout parait si réel, à ce instant. Tout l’est, précisément. La vie semble consistante, sincère, franche, immuable. Et pourtant aussi sensible, fragile, fugace.
En tous cas, je renonce à la comprendre et m’applique seulement à la savourer.
L’envie me traverse de vouloir rester, seul s’il le faut. Et même, en fait, précisément seul, oui. Je me rêve de nouveau hermite, hors du monde. L’idée revient comme à l’arrivée, différente pourtant, car les amis sont passés. Comme l’instant, l’envie est aussi fugace qu’ambivalente. Elle est un paradoxe parmi tous ceux qui permettent de vivre.
Je me retourne, plonge les yeux dans la forêt, verte sombre. La nuit commence à gagner.

Soudain, un tracteur antédiluvien surgit dans un concert de claquement et de grincement. Juchés dessus, elle au volant, lui sur le garde boue gauche, deux jeunes, fin de vingtaine, tressautent au rythme du moteur et des bosses de la route. Ils rient. Ils me font signe. Je leur réponds. Je suis jaloux, mais les voir heureux me rend heureux.

J’inspire une dernière bouffée de cet air fraichissant, expire profondément. Il est temps de vraiment partir.

Bribes

Bruit de scooter, par la fenêtre ouverte. J’entends un craquement léger et une voix étouffée. Est-ce un rêve ? Je m’imagine dans un fauteuil. Je n’y suis pas. Je suis ailleurs, l’esprit embrumé, égaré dans cet étrange état entre sommeil et éveil. J’en ai conscience. Je cherche à y rester. C’est si agréable. Se sentir dormir, avoir conscience de son repos, c’est presque aussi jouissif que le parfum de la brioche chaude un matin d’hiver. Je me retourne langoureusement, par mouvements désordonnés. J’ai mal à l’oreille droite. Satanées bouchons d’oreilles. Étalé sur le lit, je roule sur le dos. Bien être.

Je ressens un léger torticolis. Agacement. Je respire lentement. Entre les volutes des rêves, je perçois un fauteuil, des visages et des idées, un fauteuil club un peu déglingué, jamais je ne saurait ce qu’il fait là. Des montagnes frappées par des vagues dont je sens jusqu’au goût salé. Un rire d’enfant. Des pétillements. Associée à un mélange d’excitation et de profond laisser-aller, je sens une idée se frayer un passage. “C’est ainsi, pas éveillé, pas endormi, que les instants sont beaux. C’est pur, c’est authentique. On touche du doigt la vérité poétique de l’inconscient en y accédant sans les excessives gesticulations de l’alcool ou d’autres artifices. Il faudrait l’écrire, mais l’écrire c’est se réveiller et se réveiller, c’est quitter et oublier. Dommage. Je ne veux pas”.

Je me dis que ce réveil nocturne est de mauvais augure, qu’il ne faut pas y céder, ou plutôt qu’il faut céder, s’abandonner, retourner au sommeil. Se réveiller seul, de traviole dans le lit, c’est comme une mauvais nuit dans un hôtel inconfortable, mais à domicile. Je sens l’échec venir, les brumes, partir. Les idées engourdies, je m’empare du téléphone. M’interdit de regarder l’heure. Onenote. J’y balbutie quelques sensations avant qu’elles ne s’effilochent. Le fauteuil. Les embruns. Les pétillements. Il faudrait l’écrire, plus tard, et pour ça conserver un souvenir. Il fait un peu trop chaud. Les draps sont un peu moites. C’est la nuit. Le scooter était solitaire. C’est l’obscurité et le silence.

Je me lève, toujours en proie au marécages des songes. La démarche est hasardeuse. Je veux savourer ce réveil. A contre courant, je cherche à rester dans l’océan absurde des rêves.

Sous mes pieds, le parquet s’enfonce, un peu, comme dans ce marécage. Il grince. Je pense à des garçons. Des beaux. Des séduisants. Lui, en particulier, qui m’émeut et qui fait hoqueter mon cœur. Je me dis que j’aurai aimé le découvrir dans mon lit, à l’entracte de cette nuit. J’aurai senti sa présence. Son odeur. Il n’y est pas. A dire vrai, j’ignore même son parfum nocturne. Je n’ai que la ressource de la rêver. Seul dans le couloir, je progresse jusqu’à la cuisine. Le froid du carrelage se substitue au craquement du parquet. J’ai laissé la fenêtre ouverte. Il fait frais. Pas froid, juste frais. Je repense à lui, qui faisait cette différence que j’ai adoptée. Je me sens las. Le froid de la rue, de la nuit, de l’air de Paris, se déverse dans la cuisine, remonte mes jambes, saisi ma taille, glisse dans mes narines. J’en emplis mes poumons, à fond, les yeux fermés, accoudé à la rambarde.

Je reste là, ballotté par les sensations, un instant. Je laisse la tête verser. Savourer. Savourer l’âme encore égarée. Tout est beau, dans les limbes. Il n’y a pas d’heure, pas de contrainte, pas de principe. Juste la liberté.

Le froid se fait plus insistant. Je me sens frissonner. J’entends le battement de l’horloge. Je ne veux pas savoir l’heure, je veux replonger dans le rêve. Juste assez conscient, je sais qu’il ne me reste plus longtemps pour sortir définitivement du sommeil. Je sens que j’ai encore une chance de repartir aisément, je ne suis pas encore assez ancré dans la réalité pour m’y accrocher pour une nouvelle journée. Je n’en ai pas envie. Je laisse un profond bâillement écraser mes épaules, puis j’inspire lentement, longuement, presque langoureusement, le sourire aux lèvres. S’il était là, je le rejoindrai. Il ne l’est pas, alors du même pas lent et irrégulier, je rejoins l’obscurité moite, dépose machinalement le téléphone, m’étale, m’éparpille, m’étends, m’étire, et, dans une longue expiration, me laisse engloutir encore.

Funambulistes

Par une ou deux fois, j’ai été tenté de participer à des ateliers d’écriture créatrice.

Oui, cette première phrase est un plagiat de Pep.

Je regardais ces derniers mois, années, quelques connaissances plus ou moins proches avoir le courage de se lancer. Je ne l’ai pas. Ecrire, c’est si personnel.

C’est l’envie d’écrire qui m’a fait rouvrir un blog.

Un blog parce que c’est personnel, ça évite le risque du ridicule qu’évoque Pep, dans un atelier. C’est égoïste. On se met -je me mets- en danger, mais seul, en étant dieu sur son espace. Pas de risque de réaction négative. Ce n’est pas un récit et des personnages à construire, ça n’est que se regarder soi même. C’est égoïste et rassurant, bref, c’est l’onanisme de l’écriture.

Alors, l’Auberge des blogueurs, c’était l’occasion d’une interaction, de découvrir d’autres techniques d’écritures, de créer un personnage, de le façonner, de constater la manière dont il est perçu par d’autres personnes virtuelles et d’autres auteurs réels. D’un coup, le blog devient protéiforme. On voit ceux qui ramassent le message jeté à la fenêtre. Et le banc public devient un cercle de parole. Je m’y suis précipité.

Pourtant et comme le note Pep, derrière un personnage, il est difficile de ne pas laisser filtrer soi-même. C’est une mission à chaque mot, chaque phrase, chaque évènement inventé. Même en tentant de construire une identité à fondamentalement différente de soi, c’est une gageure. Ecrire l’esprit d’un autre demande soit la même schizophrénie que jouer un rôle, soit d’accepter l’impudeur. C’est peut être un peu pour ça que les blogs sont morts. A partir du moment où nos parents et nos employeurs ont débarqués sur internet, l’impudeur devenait plus difficile.

Mais ce qui me frappe le plus, sur l’Auberge, c’est l’implication exigée pour faire vivre un personnage, encore plus dans un espace ouvert. Il faut lui imaginer une vie, une histoire, un passé, des limites et des envies, mais aussi l’inscrire dans le lieu collectif, en tenant compte de son contexte, sa géographie, sa temporalité, mais aussi des autres personnage et de ce qu’on imagine des autres auteurs, de ce qu’ils souhaitent pour leur propre création. Ce travail d’imagination accapare déjà largement l’esprit, mais il faut aussi penser à la manière d’écrire. Je ne sais pas si mon style a transparu dans mon personnage (c’est probable, si tant est que j’ai un style d’écriture), mais il est net que les textes des uns et des autres sont différents. Mon personnage, finalement, tient son carnet violet avec mon écriture. Première des déchirures dans la mince frontière entre lui, et moi. Mais forcer mon écriture pour être un autre, ça aurait encore ajouté à l’implication, la difficulté et à la schizophrénie.

Pep le note : il est frappant de constater combien le lieu importe peu, dans les écrits. Quasi pas de description des bâtiments, des environs. L’Auberge ne serait pas au milieu des forêts du Jura avec un lac à coté mais en périphérie d’une ville avec un centre aquatique, que les interactions seraient presque inchangées. J’ai tendance à penser que les auteurs, tout accaparés à donner vie à leurs créations, n’ont plus le temps et l’énergie pour les lieux. Cela montre à mon sens le degré d’engagement qu’écrire un livre demande. Et aussi le degré de recul que cela nécessite.

En ce qui me concerne, je sais que mes meilleures réalisations se produisent dans un état second. Ca aussi, Pep le note. Il y a cette transe d’écrire, de faire courir les doigts sur le clavier, de poursuivre sa phrase et sa pensée sans plus respirer. Le faire pour soi, pour un billet de blog, c’est déjà une chose. Le faire pour un personnage, même fictif, est encore plus engageant.

C’est en écrivant, ici, là bas ou ailleurs, que j’ai compris pourquoi un certain nombre d’auteurs en prose ou en vers, peuvent avoir besoin d’aide pour s’évader et produire. Drogues, alcool. Ou nuit, simplement. Lorsque le reste du monde est en pause, on peut se consacrer tout entier au personnage, au lieu, au temps, aux imbrications de scénario.

Ce qui me frappe enfin, c’est l’aspect très bon enfant des personnages. Une bonne partie arrive amoché par la vie. Ou vivent, durant leur séjour, des moments difficiles. Pourtant, le happy ending semble la règle. Nul personnage vraiment pénible, désagréable, voire méchant. Nulle mauvaise foi, nulle véritable exigence capricieuse qui aurait probablement existé dans la vie réelle. Comme si les auteurs avaient du mal à imaginer et faire un personnage négatif, comme si les auteurs ne pouvaient se résoudre au pessimisme. Ou tout simplement, parce qu’à créer ce personnage, on s’y attache, et finalement, difficile de lui vouloir du mal.

Enfin, et ça mérite d’être dit : l’engagement des créateurs de cet auberge doit être colossal. En moyens techniques, déjà, mais aussi en temps : Je suis impressionné par leur vitesse à tout lire, à réagir très vite lorsque les règles sont mal respectées. Et enfin leur abnégation, à ramener gentiment dans le droit chemin quand il le faut les auteurs récalcitrants (qu’ils me pardonnent, je suis tellement mauvais élève pour ça). Ils doivent être remerciés. Merci !

Jeanne – Doutes

Je me demande si je n’ai pas fait une sottise avec ce départ. Je suis trop vieille pour ça. J’ai voulu faire plaisir à Inès mais était ce bien raisonnable ? Quitter la maison 3 semaines complètes, et puis si loin… Je ne suis pas certaine. Tout est prêt pourtant. J’ai des billets de train, et c’est Mme Bardou qui va m’emmener à Tours. Je n’ai pas voulu demander à Jean Claude. Il est contre ce voyage et m’a disputé au téléphone. Il sera toujours tellement raisonnable. Trop ! Si j’avais été comme lui, je n’aurai jamais trouvé et épousé son père ! En tout cas je dois aller à Tours, puis à Lyon, puis encore un train, et après c’est Emilie qui doit venir me chercher et me conduire dans une auberge. C’est elle qui l’a trouvée et réservée pour moi. Je suis un peu gênée, tu sais, car elle va payer pour moi, mais c’est vrai que ça m’arrange, je n’ai pas beaucoup de sous, avec ma petite pension. Je suis allé voir le docteur pour avoir mes ordonnances et mes médicaments pour tout le mois. Il ne semblait pas affolé par mon idée de vacances, lui, au moins. Tout est bien prêt, dans la valise. Mes pilules et les ampoules d’insuline, mes vêtements pour les 3 semaines. Je n’en ai pas vraiment assez mais Emilie m’a dit que je pourrais les nettoyer chez eux. J’ai même acheté quelques livres au supermarché, des livres de poche modernes, il y a des polars et puis aussi plusieurs livres d’une série qui se passe au canada. Ah, elle va voyager ta petite vieille, cet été ! J’aurais bien aimé prendre de quoi faire un peu de tricot aussi, mais je ne sais pas si je pourrais avoir de la place dans la valise. Peut être que je pourrais en trouver là-bas, si ça se trouve ? Emilie m’a dit que l’auberge est bien, avec un petit lac, et un grand jardin. Je verrais bien ça, surement que c’est très dépaysant. Oh, j’ai peur, mais en fait tu vois, en te disant tout ça, je suis excitée et j’ai hâte. Je me sens toute jeune à nouveau!

Beaucoup de sable et deux dos musclés

Le sable était brulant. L’air, lui, était doux. Presque frais, agréable en tout cas. J’avais mal au pieds, le sable grattait et m’agaçait, mais moins que cette sensation pénible que la crème solaire laissait sur ma peau. Pourtant elle n’était pas mal, cette crème. Pas vraiment grasse, conformément à la promesse du packaging. Mais bien là, sèche, accrochante. En même temps, c’est bien ce qu’on lui demandait. Devant moi, les deux dos convenablement musclés se balançaient d’un pas à l’autre, de cette démarche caractéristique que l’on a dans le sable meuble, lorsque le pied cherche sa stabilité, s’enfonce, que le mollet hésite, le genou également, et puis finalement s’ancre dans le sol, et qu’on avance encore un peu en soulevant une gerbe de grains d’un jaune très clair, une gerbe qui s’éparpille dans le vent iodé. Je me demandais un peu ce que je foutais là. Était-ce cela, ma vie, à cet instant ? Regarder ces deux garçons, que j’admire et que j’aime chacun à un degré différent et pour des raisons diverses ? Tout en soufflant contre ce sac, trop lourd, ce soleil, trop agressif ? Mais en respirant cet air, délicieusement parfumé par la mer et par les conifères ? Je l’aspirais, en fermant les yeux. En savourant. Comme pour m’ennivrer, jusqu’à l’excès. Il n’y a pas plus égoïste que jouir d’un instant, en ressentir toutes les facettes, en apprécier le camaïeu des stimuli qui s’éparpillent, se retrouvent, s’aglutinent et font jaillir l’émotion, positive ou négative. C’est exactement ce que je recherchais dans ces quelques jours à Arcachon, c’est exactement ce dont j’avais besoin. L’ivresse du ressenti. Plus que de voir du monde, des visages nouveaux, que de rechercher à plaire pour se rassurer, j’avais besoin de me dire que si j’étais là, juste avec eux deux, ça n’était pas juste par pur hasard, mais parce que l’on partageait quelque chose : On créait un souvenir, ensemble et aussi chacun de son côté. S’il n’y avait pas eu ce sable trop lourd sous les pas, j’aurai forcé l’allure pour les rejoindre, s’il n’y avait pas eu ces crèmes trop grasses pour se toucher sans que ça ne soit désagréable, j’aurais ouvert les bras pour les enlacer, s’il n’y avait pas eu cette pudeur que l’amitié parfois impose, je les aurais étreints en les remerciant d’être eux et d’être ici. Solitairement, égoïstement, je dépiautais mon ivresse et du faisceaux des stimuli entortillés, l’air marin, le vent dans les pins, le sable chaud, le parfum lourd des résineux, le soleil sur la peau, je regardais naître petit à petit la satisfaction, toute simple, je la sentais m’étreindre et me faire me sentir, non seulement vivant, mais complet et heureux. Seule leur présence pouvait sublimer cet instant de même. C’est ça, l’amitié. Au fond c’est de l’amour sans la naïveté.

Après je venais de tester le naturisme donc j’étais peut être un peu désorienté.