A demi allongé, avachi sur les oreillers, débraillé et décoiffé, un peu emmêlé dans la grande couette, je savourais mon bouquin. Le bouquin d’évasion parfait, qui pourrait être une série Netflix idéale, mélange de grandes intrigues sur plusieurs chapitres et de petites péripéties sur quelques paragraphes, de faits d’épisodes quotidiens presque répétitifs mais dans une trame plus extraordinaire, bref la chose idéale pour se laisser emporter tard le soir alors qu’il faudrait dormir et tout aussi tard le matin alors qu’il faudrait… Non, il ne faudrait rien, c’est OK après tout de trainer un samedi matin. Plongé dans la chaleur du lit, laisser les yeux glisser sur les lignes, l’esprit s’évader… L’héroïne vaquait à ses occupations et puis soudain, il a fallu que l’auteure précise un nom de rue. Le nom de mon ex-mari. Voir ces syllabes accolées m’a arraché de l’univers du bouquin, comme on ouvre trop brutalement les rideaux d’une pièce plongée dans une rassurante pénombre. Cette irruption d’une part de ma réalité m’a laissé hébété, à l’arrêt. Bloqué. Je n’arrivais plus à faire avancer mon regard. Fixant ces quelques malheureuses lettre juxtaposées, je ne parvenais pas à accepter leur présence ici. Pourquoi m’imposer ça, moi qui était si bien, vautré dans ma matinée de weekend, feignant d’ignorer un programme de la journée pourtant presque minuté ? Au fond de moi, je sentais les sentiments fourbir leurs armes, l’inconscient pousser au naufrage, le conscient écopant à toute allure, et la zone grise un peu entre les deux faisant n’importe quoi. Le pessimiste me hurlait que voilà où j’en étais : loque plus proche de la quarantaine que de la trentaine, échoué lamentablement en travers d’un lit entouré d’une chambre mal rangée, en plein refus de la réalité et préférant une pauvre série romanesque tout à la fois de gare et à l’eau de rose. L’optimiste, l’œil torve et un peu grinçant, renchérissait en acquiesçant : “ouais, ouais, and so what, c’est quoi ton problème avec ça, tu vivais pas déjà ta meilleure vie quand tu restais enfermé dans ta chambre le matin, adolescent, perdu dans tes livres, t’es pas bien là, pas lavé, un plateau plein de miettes du petit déjeuner éparpillées autour d’un mug sale, les pieds à l’air, c’est quoi ton problème, ose dire que ça ne te manquait pas, marié, ces moments de relâchement et de solitude, ose seulement le dire!”. Effectivement, je ne pouvais pas le dire. Les matins à deux, relâchés, je les aimais bien aussi pourtant, aussi. Avec cependant, toujours au fond de la tête, l’inquiétude de ne pas oublier ses envies à lui. Les yeux toujours figés sur le livre, je repensais à ce nom que j’ai chéri, si fort, et que pourtant j’avais refusé d’adopter. Crainte inconsciente d’aller trop loin ? De trop m’impliquer, d’effacer mon identité ? J’ai toujours trouvé regrettable et jamais compris cette habitude de changer de nom lors d’un mariage, à fortiori car ce sont presque toujours les femmes qui concèdent ce sacrifice. Ce n’est qu’un nom, mais un nom ce n’est pas rien. Quelle dose d’enthousiasme, d’abandon de soi faut-il pour renoncer ainsi à son nom et l’histoire qui y est associée, et en accepter un autre qui porte lui aussi une histoire, mais pas la même ? Quel niveau de souvenirs déplaisants sont nécessaires ? J’avais trouvé amusant, un peu après mon mariage, de mélanger nos noms pour en créer un de toute pièces à destination des réseaux sociaux, là où un relatif anonymat était souhaitable. C’était un peu romantique, et cette création ex-nihilo, était à nous et à nous seul, sans l’histoire de nos familles. Ca n’était qu’un pseudonyme, mais il était commun, et créé par nous, pour nous. Je repensais à nos discussions sur le sujet, quelques mois, quelques semaines même encore, avant la rupture. De fil en aiguille, je repensais à ma douleur, au moment de renoncer à l’alliance, ce bête anneau de métal gravé d’un prénom et d’une date, symbolique lui aussi, comme un nom. J’ai senti s’embuer mes yeux. Si en plus, il avait fallu changer de nom, revenir en arrière… Mon pouce, comme, encore aujourd’hui, je recherche un peu de réconfort, parti à la recherche du métal tiède et lisse, à l’intérieur de l’annulaire gauche. Je repensais à mon émotion au moment où il me le glissa au doigt; une émotion presque craintive tant l’ampleur et l’audace de l’engagement qu’il représentait me stupéfiait. De la page, mon regard glissa dans la chambre, vers la petite coupelle où cet anneau est déposé depuis plus d’un an désormais. Je me suis promis de le ranger définitivement vendredi prochain. L’audace n’était pas si forte. L’ampleur, pas si importante. Dans un soupir, je décidais qu’il était temps de poursuivre. Mon regard rechercha sur la page les quelques lettres aussi émouvantes que dérangeantes, et glissa sur la suite. Le lit, la couette, le désordre, petit à petit, s’estompèrent jusqu’à disparaitre. L’histoire continue.
*Calin*
Tes mots, si beaux et si justes, disent magnifiquement les émotions qui te traversent que j’en ai les larmes qui coulent en silence, en empathie, en désir de t’envoyer des pensées de réconfort…
Oui, c’est OK de traîner, de ne rien faire, de perdre le fil de sa lecture, c’est OK de s’interroger et d’écrire aussi bien.