Jeanne – Saint Christophe

Oh Lucien, quelle aventure, peut être. Tu sais que Inès a eu son anniversaire il y a 3 jours, et elle a reçu sa nouvelle bicyclette. Elle était très heureuse, m’a dit Emilie et elle aussi que j’ai eu au téléphone après, et est impatiente des vacances pour l’essayer. A Paris, forcément, ça ne doit pas être facile avec toutes ces voitures, c’est dangereux, j’espère au moins qu’elle met un casque. Evidemment c’est vrai que je n’en avais pas à son âge, mais c’était moins risqué tout de même. J’imagine ma toute petite, comme sa grande-mémé il y tant d’année, que de souvenirs. J’avais un Sutter, de Châtellerault, je me souviens très bien, je l’avais eu d’occasion dans une boutique de Tours, il était d’un joli bleu ciel avec un panier en osier sur le guidon pour les commissions, j’avais épargné longtemps, tu te souviens, dans ma boite en fer de nougats de Montélimar ? Il était tellement lourd, mais je filais, avec ! J’ai envie de la voir, mais toute petite, ainsi, et Emilie m’a dit que je n’avais qu’à venir avec eux dans le Jura. Tu sais bien que chaque année elle me le dit, mais moi, quitter le jardin, qui va s’occuper des fraises, et des haricots, et surveiller les salades et mettre de l’eau aux tomates ? Je ne peux pas.

Seulement, Inès veut me montrer sa bicyclette, et je m’interroge, et je m’interroge… Je n’en dors plus. Bien sûr Mme Pernin s’occuperait du jardin, elle ne dirait jamais non et je sais qu’elle ne part qu’en Septembre, en Italie, avec sa retraite désormais elle peut. Mais je n’ai jamais quitté la région, moi, et à mon âge ? Je prie Saint Christophe de me donner un signe.

Avec ça il fait bien mauvais ces derniers jour, et la météo ne prévoit pas de mieux. C’est triste, un mois de juin pluvieux, et puis “Grosses pluies de juin détruisent grains et raisins”, c’est mauvais pour le jardin si le soleil ne reviens pas. Au moins je n’entends pas les Agostini sur leur terrasse.

Ah, que dois je faire pour le Jura? Je ne veux pas les déranger dans la maison, mais Emilie m’assure qu’il y a une auberge pas loin et surement des chambres libres où je pourrais être bien installée. Mais il y aura d’autres personnes. Non pas que j’ai peur, tu sais que je suis courageuse, mais je ne coudrais pas déranger, j’ai mes petites habitudes toutes ces années. Et puis, ça veut dire te laisser tout seul, aussi. Je ne t’ai jamais abandonné, et même si tu es toujours avec moi, abandonner la maison ? Je suis tellement anxieuse de quoi faire.

Saint Christophe, aide moi. Je vais en parler à Monsieur le curé. Il saura quoi faire.

Jeanne – Le pays de Lons

Mon aimé,

Ces derniers jours ont été bien mauvais, un temps gris et même de la pluie. Cette météo arrose le jardin, et mes bacs sont pleins, et la terre en avait fort besoin. Ce qui m’a ennuyé, c’est que j’ai pris une averse en revenant du Proxi, j’avais peur de glisser sur la chaussée. Je n’ai plus l’âge de rouler ainsi, j’ai perdu mon souffle, je vais si lentement ! Pourtant, j’en ai pris de la pluie à vélo lorsque je venais te voir à Tours ! Je me souviens d’un orage terrible, la pluie me faisait même mal tant c’était dru, je m’étais même arrêtée dans un bistro, le patron m’avait prise en pitié et me proposait de me ramener en auto. J’avais évidement refusé, je ne le connaissais pas et qu’auraient dit les gens en me voyant descendre de l’auto d’un inconnu, ça aurait cancané sur ton dos alors que tu étais au plus mal. Surement qu’il n’avait pas de mauvaises pensées, mais tout de même, il faut rester à sa place.

Mme Pernin est venue hier pour le café. Nous avons causé, elle m’a dit que son fils, qui est parti à Nantes, allait se marier. C’est une bonne nouvelle, mais Mme Pernin n’avait pas l’air si heureuse, mais je n’ai pas osé lui demander ce qui n’allait pas avec sa future bru. C’est bizarre, elle ne m’avait jamais dit qu’il avait une fiancée, peut être que ça se fait un peu trop vite pour elle, peut être qu’il y a un enfant en route! Je demanderai à monsieur le curé, peut être demain après la messe, peut être qu’il saura mais voudra t il me le dire ? Il dit toujours “que vous êtes curieuse et bavarde, madame Monfreau, que vous êtes curieuse !”, mais ce n’est pas un péché que de se renseigner ! Elle est comme ça, Mme Pernin, on parle de choses et d’autres et d’un coup, elle sort une grande nouvelle comme si elle parlait de faire son ménage!

Ma petite Emilie va surement m’appeler aujourd’hui, je ne l’ai pas eu depuis la semaine dernière. Je ne veux pas appeler pour déranger, mais j’aimerai bien savoir comment s’est passé l’anniversaire d’Ines, elle va recevoir un vélo neuf pour remplacer son trop petit. J’imagine qu’elle sera fière de rouler avec pendant ses vacances qui approchent. Ils retournent encore dans le jura cette année, dans la maison de la famille de Mathieu. Oh, j’aimerai bien pouvoir les recevoir ici moi aussi, mais c’est tout petit et puis, tout ce monde si longtemps, je ne sais pas. Juste ma petite Inès, c’est différent bien entendu. Elle m’avait envoyée une jolie carte du pays de Lons, l’année passée. Ça semblait bien joli, je l’avais montrée à monsieur le curée, qui m’a indiqué qu’une abbaye important se trouvait là bas, qui avait enfanté Cluny, avec un retable magnifique.

Ah, j’entends une voiture qui s’arrête, c’est peut être monsieur Genis, il devait me rapporter du terreau de Château-Renault.

Jeanne

Lucien,

Les carottes sont en terre, ainsi que le fenouil, quelques courges et aussi cette année, un peu de brocoli. Je les ai mis à côté des laitues repiquées jeudi dernier. Elles sont d’ailleurs assez vilaines pour l’instant, M. Romy a beau jeu de dire que ce sont les meilleures et que les plans sont garantis. Surement ont-ils été poussés dans des serres et l’adaptation au jardin aéré est difficile. Je les arrose pourtant soigneusement. J’espère que les haricots d’Espagne auront au moins de belles fleurs. M. Romy m’a promis que les Lady Di seront écarlates. J’ai hâte.

J’ai désherbé les petites allées à côté des plans de tomate, qui, eux, vont bien. Oh, j’ai eu mal à mes pauvres genoux, c’est dur. Tu verrais mes pauvres jambes, je souffre, je souffre. 85 ans dans quelques jours, ils sont bien là et je suis fatiguée, surement est ce ma dernière récolte de toute manière. Mais tu serais content de voir combien le jardin est bien tenu, et le cerisier va surement bien donner cette année encore. Je pourrais faire mon clafouti que tu aimais. J’y pense, je ne pourrais plus en offrir à ce pauvre Monsieur Charles. Je prie pour lui tous les soirs, je sais que tu ne m’en veux pas, tu sais que toi seul reste cher à mon cœur. Mais Monsieur Charles, quel malheur tout de même que ce virus, lui qui était encore en si bonne forme. Je lui avais préparé des boutures de mes géraniums.

Les Agostini n’ont toujours pas entretenus, eux. Quelle désolation de voir un extérieur si mal tenu, vraiment. Leurs mauvaises herbes passent la clôture et c’est moi qui doit ensuite nettoyer. A leur âge, vraiment… De plus il n’y a véritablement rien à faire, ce n’est que de la mauvaise herbe, du trèfle et du pissenlit, voilà ce qu’est leur pelouse, avec une de ces tondeuses électriques ça serait rapidement propre. Ils préfèrent prendre le pastis sur leur terrasse. Je sais que c’est du pastis parce que j’ai vu la couleur, ah ça, mes yeux ne me trahirons pas comme les jambes, et heureusement encore ! Oh je ne juge pas, mais tout de même. Déjà que leurs deux garnements ont ravagé mes jolies tulipes avec leur ballon pendant le confinement. Enfin ça ne fait rien, je dis ça mais c’est la jeunesse, au moins ça fait un peu d’animation dans le quartier.

J’ai mangé ma petite salade avec quelques rillons. Je sais, je sais, le beau docteur Farcy me dit toujours que c’est trop riche, mais enfin à mon âge, vais-je me priver ? Te souviens-tu combien nous les aimions à la ferme de Crotelles ? Les pleins pots qui en étaient remplis lorsque Marcel Jeanfou tuait le cochon ? Oh je n’aimais pas ça lorsqu’il le saignait, pauvre bête qui criait, mais c’était son destin de toute manière. Je n’aimais pas le Marcel non plus, avec ses oursins dans les poches à l’heure de la quête alors que sa resserre était pleine. Mais nous étions si jeune et heureux même si l’ouvrage était dur. Et puis tu étais si beau, je te revois avec ton habit du dimanche. Allons, je suis émue, je vais pleurer encore tant tu me manques.

Je vais aller m’allonger un instant.

Ta Jeanne qui t’aime

Le 15 juin 2020, après des mois de travaux, l’auberge des blogueurs ouvre ses portes pour la saison estivale. Ça sera le complément indispensable à votre roman de plage. Elle ne le sait pas encore, mais Jeanne, pour la première fois de sa vie, va partir en vacances et sortir d’Indre et Loire pour se rendre dans cet hôtel du Jura.

Confinement – alternative matinale

La Maison, Côte d’Or

8 heures s’affichent sur le téléphone retrouvé à tâtons, en suivant le fil d’ariane du chargeur. Mes yeux s’égarent, quelques notifications du monde d’ailleurs, qui se rappelle à moi par le truchement timide mais ténu de ce pictogramme, en haut à droite : 3G.

Je suis réveillé par des jappements. Encore cet imbécile de grand chien noir qui a déjà dévoré la porte centenaire de la vieille grange où, marmot, je construisais des forteresses en rondins de bois de chauffage. Cet animal fait peur aux petites vieilles et nuit à mon sommeil. Je me retourne en enfouissant mon visage sous la couette. Je n’aime pas ce lit. Je ne l’ai jamais aimé d’ailleurs. Nous nous étions trompés sur la fermeté du matelas. Il a un genre d’irrégularité du maintien lombaire que je ne comprends pas et n’aime pas. Je respire dans l’oreiller le parfum douceâtre de confinement, oh, pas celui médical, non, celui de ces draps de maison de vacance, trop rarement aérés. Une odeur de vacances, de temps masqué, de langueur, d’autrefois. C’est tellement agréable, un lit au réveil. Je me lève. L’esprit embrumé, j’avance à l’habitude vers la porte, fait jouer le mécanisme nécessitant un petit savoir-faire. Le salon, vide, se dessine à la lumière froide d’un matin frileux. Sous mon pas, je sens la douceur du parquet de chêne, je traîne un peu les pieds pour en profiter mieux, le parquet proteste d’un grincement qui se répercute dans toute la pièce. Le poêle, comme d’habitude, est mort pendant la nuit. Je n’arriverai jamais à maîtriser sa combustion. La vitre est propre, mais seules de tristes cendres grises s’y révèlent. Machinalement, je l’abandonne en le condamnant d’un long soupir. Il sera temps de s’en occuper, après. L’atmosphère de la cuisine est différente. Un reste de chaleur émane du robuste poêle en fonte. Sa vitre est sale, mais derrière rougeoient des braises têtues. Le sol de pierre, devant, est tiède. Le mur, juste derrière, le linteau de la cheminé, au-dessus, irradient eux aussi encore une vague tiédeur un peu encourageante. Le grincement de la porte rompt le silence. Quelques cendres s’échappent et tournoient dans un rayon de soleil. Nettoyer, rassembler les braises, jeter une poignée de brindilles, une pomme de pin, quelques petits rondins fendus. Patienter jusqu’à entendre les claquements des flammes, et le ronflement de l’air qui s’engouffre dans le foyer. Sentir, sur mon visage encore figé par le sommeil, l’irradiation du brasier. Je frissonne. Dans le silence de cet matin calme, je laisse s’épanouir un long bâillement en faisant craquer mes épaules. Mal fagoté, les cheveux en désordre, je relève le col de ce vieux gilet rouge, informe mais confortable. Je jette un œil à la fenêtre. Des mouches s’y promènent. Je vais ouvrir les carreaux, les laisse s’échapper. Aussitôt, le froid s’engouffre, s’étale, agresse mes pieds nus déjà torturés par la pierre froide. Nouveau frisson. J’inspire lentement, longuement, profondément, cet air supposé sain, piquant et un peu humide où se mélange l’odeur des cheminées et de l’herbe mouillée. J’ai envie d’une cigarette que je fumerai, là, à demi assis sur l’encadrement de fenêtre, par longues bouffées libératrices, les yeux à demi fermés, l’esprit éteint, seulement absorbé par l’envie de vivre ce moment.

Et puis je me souviens que je ne fume pas, de toute manière. Mauvais pour la santé.

Je ne suis pas en Côte d’Or non plus d’ailleurs. Contraire aux consignes sanitaires. Je n’aurai pas pris le risque de ramener le virus à tous mes petits vieux.