Les plaisirs oubliés

Un plaisir finalement inattendu. Une surprise.

J’étais parti, avec un but précis. Et puis, une fois la tâche accomplie, puisque j’étais là… J’ai commencé à marcher, à lever les yeux des trottoirs pour voir la rue, les immeubles, les vitrines. Inévitablement, j’ai abouti chez Fleux, temple incontestable du gadget déco à la mode et outrageusement cher. J’y ai pensé à cette période de noël, au devoir des cadeaux. Cette année si étrange donne une couleur particulière à la période du nouvel an et de Noël. Pas seulement pour les fêtes gâchées, confinées, l’incitation à ne pas trop bouger, les gestes barrières, tout ça… Non. Cette années, les cadeaux de fin d’année auront un petit goût de lot de consolation. “Allez, cette année humainement bien merdique, on s’en souviendra, mais voilà, nous pensons à nous, aux autres, et on va compenser avec toutes ces bricoles matérielles”. Maigre consolation, bien entendu. Un objet ne remplace pas des embrassades, des accolades, des rires, des jeux, des déjeuners et des diners, toutes ces choses qui ont été entravées en 2020.

En flânant entre les bibelots, certains me donnaient envie. Certains sont déjà démodés en revanche, presque d’une banalité à mourir, par exemple les terrariums. Ce truc que j’ai l’impression de voir absolument partout (dont mon salon), qui est l’assurance d’avoir au moins une plante verte qui ne crève (normalement) pas, ça avait un coté fabuleux au début. Maintenant qu’il y en a un chez le coiffeur, ça semble moins génial. Je regarde un couple, d’ailleurs, planté devant le rayonnage. Je les sens ennuyés. Je sens le débat. Lui, grand, presque dégingandé, elle plus équilibrée. Lui soigneusement négligé, elle rigoureusement apprêtée. Je me dis qu’ils ne vont pas bien ensemble. Lui la regarde d’ailleurs avec un air un peu consterné. Sont ils vraiment ensemble ? Ou bien sont ils seulement des amis à la recherche d’un cadeau commun qui n’a rien à voir avec les fêtes de fin d’année ? Le départ d’un collègue peut être ? Ils ne peuvent pas être frères et sœur, c’est certain. Ou alors d’une famille recomposée, pourquoi pas ? Elle parle, elle tente de convaincre. Elle va échouer : il n’est pas avec elle, il ne l’écoute pas même. Il regarde ailleurs, il acquiesce machinalement. Soit il s’en cogne, soit il a déjà une autre idée, soit il en a eu une qui a été retoquée. En tout cas, ils sont mal partis et la recherche va être longue, pour eux. Moi, je les abandonne.

J’ai poursuivi, je suis allé jusqu’aux halles et leur canopée, le jardin, Sainte Eustache. Bien des commerces étaient fermés, l’atmosphère n’était pas festive, l’affluence très modérée. Pourtant, j’étais bien, à me balader seul dans ces rues. A force d’être confiné, d’être en couvre-feu, de ne pas aller à plus d’un kilomètre, j’ai petit à petit omis ces lieux et les joies associées.

Sautant un caniveau boueux, zigzaguant entre des barrières de travaux, évitant un rare passant, j’atteins finalement l’hôtel de ville. Là aussi, c’est calme et vide. Cette esplanade, devant le pompeux bâtiment, est encerclée de barrières métalliques protégeant quelques maigres sapins de noël pas encore décorés. Ils sont gardés par quelques flics. Il n’y a pas de lumières chaudes. Pas de bruit. Pas de couleur. Pas de marché de noël ni de vente à la sauvette. Pas même de vendeur de châtaignes grillées qui d’ordinaire sont postés aux sorties de métro. L’odeur charbonneuse de leurs barbecues improvisés me manque, celle des vendeurs de vin chaud moyens, de tartiflette médiocre servies dans des barquettes en carton, aussi. Celle des pains d’épice, des vendeurs de savons bio-équitable-naturel, aussi. Les vitrines du BHV semblent tristes, elles aussi. Rivoli, désormais très limité à la circulation, renforce encore ce sentiment d’être suspendu, comme en état second. Nous sommes à peine en début de soirée, on se croirait au milieu de la nuit. Ce n’est pas l’atmosphère fantasmagorique du premier confinement. Ce n’est pas les rues vides, le silence absolu, le temps interrompu. C’est un entre deux. Pas ouvert, ni fermé. Pas normal, mais pas totalement anormal. Un entre deux moche comme une journée de grésil dans des rues sales. Il y a une forme de beauté dans l’absolutisme du désert, mais qu’il soit envahi de quelques touffes d’herbes folles, et ce n’est plus qu’un terrain vague.

Sur ce terrain vague, une nouvelle normalité s’est installée, plus restreinte. J’y trouve quelques plaisirs, comme mieux profiter des rares personnes que je persiste à voir. Pourtant c’est en longeant les théâtres, les cinémas, les salles de spectacle, les bars, les boites, que je réalise combien petit à petit ils sont sortis de mon esprit. Les revoir me donne une furieuse envie de les fréquenter, à nouveau. Ces plaisirs habituels sont devenus oubliés.

Hâte qu’ils soient recouvrés.

Un frisson

Billet évidemment écrit avant le reconfinement. Mais j’ai préféré laisser du temps.

Il devait être devant le bar. Le barracuda. Mon antichambre, l’étape habituelle des premiers rendez-vous.

Je pensais le retrouver en arrivant, mais il n’y était pas. J’ai patienté. Je commençais à douter. Des semaines de discussions entrecoupées de longs passages silencieux, la décision d’enfin se voir, un peu pour en finir et se décider si oui ou non, cette interminable drague avait un sens. Il y avait eu un premier rendez-vous avorté, la semaine précédente. Un second, le samedi. Un autre encore le dimanche matin, un autre enfin, le dimanche soir. C’était absurde, c’était de l’acharnement. Il fallait en finir, et que ces occasions manquées deviennent soit une illusion défaite, soit une anecdote rigolote que l’on raconte aux amis demandant avec un voyeurisme gourmant : “et alors vous vous êtes rencontrés comment ? “, et alors je répondrais “internet, évidement”, mais que j’ai ramé, et ramé, qu’il ne voulait pas me voir, et lui rigolerait en protestant, dirait que l’avant-avant dernière tentative c’est moi qui l’avait planté à cause d’une gueule de bois, et je protesterais à mon tour, nous ririons en nous tenant la main, et les amis trouveraient la scène délicieusement niaise mais émouvante, si représentative de ce que l’absurdité de la vie fait de mieux. Ca y est, je rêvasse encore. En attendant, la rencontre n’avait pas eu lieu alors ma scénette de niquedouille, je pouvais la remballer, et en vitesse.

Pourquoi n’était-il pas là, enfin ?

Pourtant il était supposé y être arrivé avant moi. Je patientais en tentant de me trouver une contenance. Ce n’est jamais agréable d’attendre un garçon, la première fois, car quelle attitude adopter ? Faire les cent pas ? Trop impatient. S’appuyer à un mur ? Trop cliché. Faire le piquet ? Trop désespéré. Et puis que faire des yeux, des mains ? Dans les poches ? Nonchalant. Regarder le téléphone ? Ça lui laisse l’avantage de la surprise en arrivant, ça le met mal à l’aise pour signaler son arrivée. Regarder les gens qui passent ? Trop à l’affut ! Et puis quoi faire une fois qu’il est repéré ? Aller vers lui ? Attendre ? Le dévisager ou pire le scruter de pieds en cap ? Faire genre de ne pas l’avoir vu pour lui laisser lâchement l’initiative ?

C’est insoluble. Et pourquoi n’est-il pas là, d’abord ? Il avait dit qu’il y était. Je jette un œil au téléphone. Pas de message. Le relancer ? Trop relou, non ? Ce rencard presque désespéré allait se transformer en un lapin tonitruant. Au moins, je ne me serais pas déplacé trop loin.

Je commençais déjà à me dire que j’aurai du proposer à un pote de dîner ensemble, au moins c’est une valeur sûre, le diner entre potes. Après tout, pourquoi cet acharnement à vouloir rencontrer ce garçon, alors que j’ai tout ce qu’il me faut pour être heureux ? Et puis il m’avait dit qu’il venait en vélo, alors il est où ce vélo, d’abord ? Regardant autour de moi, je fais l’inventaire des bicyclettes attachées au mobilier urbain. Il y a là un vieux biclou marronasse, aux garde-boues un peu tordus. Vélo de ville, il a pu être classieux, il pourrait être vintage avec un peu de maintenance. À côté un classique Décathlon, ni beau ni laid, fonctionnel, gris, quelconque. Le genre de truc que tu achètes par esprit pratique, parce que les vélib déglingués ce n’est vraiment plus possible, et que tu regrettes aussitôt parce que tu es tellement tristement banal avec cette chose. Devant lui, un vélo de route, un peu trop moderne sans pour autant être électrique pour être totalement à la mode. Sans garde boue, donc suffisamment inexploitable par tout temps pour être hipster, mais avec des vitesses au guidon, alors qu’un bon vélo de bobo se doit d’être fixie. Ou à la rigueur, quelques vitesses, mais via des leviers sur le cadre, à l’ancienne. Plutôt joli, cependant. Je lève les yeux au ciel sur moi-même en constatant que je suis en train de juger la finition des soudures du cadre que j’imagine en aluminium. Indécrottable. Encore devant lui, un vélo de ville, noir, cadre arrondi, position haute, électrique. C’est aimable, c’est un peu le Décathlon qui ne s’assume pas. J’ai terminé mon inventaire, et je me dis que finalement quand il a dit vélo, c’est peut être vélib ? Je regarde en direction de la station, je ne vois personne qui pourrait ressembler à mon rencard. Le bar-restaurant, lui, se remplit de plus en plus. J’aurai du m’y installer, tu vas voir qu’on n’aura plus de place, et pas question de l’emmener chez moi, ça, non. Nos échanges m’avaient petit à petit laissé penser que je devais lui laisser sa chance, à ce garçon pas totalement comme les autres. Un agenda impossible, mais une orthographe-grammaire et une syntaxe impeccable. Alors je m’étais dit que non, je ne voulais pas avec lui un de ces plans rapides et décevant car ça, je l’ai déjà un peu quand je veux. Je m’étais dit que j’avais envie de vibrer un peu, même si c’est pour être déçu ensuite. Qu’il aurait peut-être ce je ne sais quoi qui fait qu’on s’imagine des choses. Un vague avenir. Une possibilité de. Osons le mot : être amoureux. Et que donc, ce soir ça serait un verre, un diner, peut être un bisou sur le trottoir, mais rien de plus qu’une promesse et un espoir. Mais évidemment, si le rencard se transforme en lapin…

“- Excuse moi, excuse moi ! Comme j’étais en avance, je suis allé faire une course”. Je tourne la tête. Lève les yeux et rencontre des sourcils légèrement relevés en signe d’excuse.

Oh.

Il est grand. Plus que prévu. Je n’aime pas les grands. Zut. Une course ? Mais où ?

“- je cherche du piment végétarien pour un plat thaï, je n’en ai pas trouvé vers chez moi alors en t’attendant je suis vite allé au magasin, là, mais aux caisses les gens étaient lents, lents, lents…”

Du piment végétarien ? Un plat Thaï ? Bon… Pourquoi pas après tout. S’il me le cuisine un jour, ça mérite une chance. Et puis il y a sa voix, assez puissante, masculine sur le ton, moins sur la forme. Il module son débit. Des blancs entre les phrases, mais de la vitesse et des intonations qui font des triples-axel en parlant, sans que je ne parvienne à déterminer si c’est pour se donner un style ou si c’est totalement naturel. Lors d’un premier rencard, on joue toujours un peu un rôle, on tartine, on en fait des tonnes. Cette voix plutôt grave, aussi, est un peu étouffée par le masque, de couleur sombre, et qui vient s’accrocher à ses oreilles, bien plaquées, symétriques, structurées et en rondeurs, on dirait de l’art nouveau. Des merveilles à parcourir du bout des doigts où au creux desquelles susurrer des mots doux ou scabreux. Je fais un peu une fixette dessus, après tout, c’est tout ce qu’il reste à regarder au premier coup d’œil… Le Covid-19, cet incroyable générateur de suspense lors des rencards, où l’on enlève le masque comme la promise enlève le voile, retardant ainsi de quelques instants soit la déception, soit le frisson.

“- ah, d’accord, et bien ce n’est pas grave, l’essentiel c’est que tu sois là… Content de te voir, enfin !”

Je lui dis que je pensais aller au bar restaurant juste en face. Oui, oui, me répond-il. J’aime sa voix. Sa taille est équivalente à la mienne en fin de compte. C’est acceptable. Ses cheveux sont noirs, fournis, raccordés à une barbe tout aussi fournie, un peu trop longue à mon goût et là aussi, camouflée sous l’étouffoir du masque. Au-dessous, une peau très légèrement basanée se devine et lui donne ce air un peu latino que j’aime assez. Et puis il y a ses yeux, des yeux marrons, marron clair exactement, un peu classique certes, mais ils sont rieurs. De très légères pattes d’oies naissent à leurs extrémités. Sous son masque, je l’imagine sourire et ça me plait.

“- J’ai le temps de fumer une clope et on y va ?” Oh, un fumeur. Je ne m’y attendais pas tellement à dire vrai. Après tout pourquoi pas, je ne vais pas juger là-dessus.

Il fouille son sac à dos, je note que mon ex-mari avec le même, comme la moitié des pédés de Paris d’ailleurs. En extirpe un paquet et un briquet orange. Bic, basique. Fonctionnel.

Il porta d’une main la cigarette vers sa bouche. Il détacha le masque de l’autre, libérant nez, barbe, bouche, lèvres, sourire.

J’ai eu un frisson.