Juste un peu d’air

L’air est lourd.

C’est le matin. Un matin d’été à Paris. Les draps sont froissés. Du bout du pied, tu joues avec le coin du tissus. Il est léger, presque un voile, mais pourtant déjà trop chaud. Dehors résonnent quelques bruits parasites. Un chat qui miaule. Des oiseaux. Pas un bruissement d’arbre. Déjà, tu devines la chaleur à venir de la journée, déjà, tu crois sentir le mur rayonner la chaleur du soleil qui, déjà, le frappe impitoyablement.

C’est le matin, et tu es là, à penser un peu au ralenti. Il y a un bruit, pourtant, inhabituel. Oublié. Inattendu. Le pied fait bouger encore ce bout de drap. Le rejete. Regrette. Le ramène. La jambe le soulève. S’y enroule un peu. Bascule, entraînant avec lui le corps tout entier. Un bras hors de contrôle, s’étend jusqu’à frôler le corps allongé là, que les doigts instinctivement se mettent à caresser. La tête roule sur l’oreiller. Des mèches de cheveux s’écrasent. D’autres s’épanouissent. Un rai de lumière, mal filtré par le volet, disparaît dans leur couleur noir profond sur le tissu à motif marinière.

L’air, en revanche, est immobile. L’air d’un matin d’été à Paris, déjà écrasant. Il y a un souffle, pourtant, inhabituel. Oublié. Inattendu.

Ce souffle porte avec lui le parfum lourd d’une chambre à l’aube. Il est régulier. Il dort encore. Inlassablement, doucement, régulièrement, il inspire ce lieu qui est le tien, qui n’avait plus vu d’étranger depuis longtemps, et le restitue, identique avec un petit ajout, un petit peu de lui, dans chaque expiration. De tes yeux, tu suis le trait de lumière, tu bailles, tu t’éveilles vraiment et pourtant, plus bas que les yeux, que le nez, que la bouche, que le cou, juste là, sous ta poitrine qui se lève et s’abaisse en suivant la mesure de l’autre, tu as l’impression que ton coeur, lui, hésite, est perdu, ne sait plus, car après avoir été si longuement endormi, il se réveille en rêvant un peu.

L’air est léger.

C’est le matin. Un matin d’été en Bourgogne. Je viens de me lever, d’ouvrir la porte. Un café, je suis sorti. Dehors, le haut des arbres est dans un reste de brume. Le coq chante, il est, avec d’autres oiseaux qui pépient, seul à animer la campagne qui dort encore. L’air est humide et se dépose sur les arbres, les plantes, en gouttelettes transparentes. Pour la première fois, j’ai vu de la vapeur sortir de ma bouche en expirant, et réalisé que sur cette petite terrasse, à constater le réveil de ce petit monde, j’avais froid. J’aime la fin du mois d’août, quand les chaleurs d’été cèdent la place aux aurores fraîches de septembre. J’aurai aimé qu’au chant du coq, s’ajoute un leger souffle, derrière moi. Ça aurait été toi. Tu m’aurais rejoint, tu aurais collé ton torse à mon dos, tu m’aurais entouré de tes bras, mains sur mon cœur, tu aurais posé le bas de ton visage sur le haut de mon épaule, tu aurais joint ton souffle au mien et on serait resté là à vivre le moment en communion. Alors tu aurais frissonné, j’aurais souri, et tu aurais murmuré : “vient, retournons au lit”. Et j’aurais été le plus heureux des hommes.

Le café était achevé. J’ai frissonné. J’ai souri. Je suis rentré. Je suis retourné au lit. Sur la table de chevet m’attendait ton premier message de la journée. Il était 7h39 le mardi 20 août et l’air, léger, m’avait apporté quelques mots, de toi et rien que pour moi. Et alors, j’étais le plus heureux des hommes

Ailefroide

En vérité, la différence entre la moto et la grimpe, c’est que la moto, on a peur après le danger. La grimpe, pendant.

Cette idée m’est venue en refermant la dernière page de l’excellent Ailefroide de Jean Marc Rochette.

D’ordinaire, je ne suis pas tant BD que ça. Je les dévore trop vite, sautant d’une bulle à une autre, sans m’attarder assez sur la partie graphique. Je les engloutis donc à toute vitesse, et les achève frustré de n’avoir qu’effleuré une histoire qui aurait pu être davantage élaborée.

Ailefroide, à l’inverse, m’a captivé. Je suis revenu sur des planches. J’ai scruté le dessin de Jean Marc Rochette, ces traits également rageux et sereins, précis et impressionnistes. J’avais envie de toucher du doigt les visages esquissés, juste assez détaillés pour identifier des personnages, juste assez vagues pour laisser imaginer un rictus ou un sourire, une fossette ou un nez épaté et apposer une émotion, une expression qui s’ajoutait au texte et au contexte.

Et puis, il y a ces dessins de montagne et de grimpe. A la fois la beauté violente de la roche, de la glace, le soleil brulant sur la pierre, le contraste franc comme la lame d’un poignard des arrêtes, entre minéral et infinité du ciel. Revenant du Queyras, je croyais, de ma chambre, ressentir à nouveau au bout de mes doigts la sensation froide, glissante, défiante, du rocher mouillé sous les doigts, et le cœur qui s’emballe, qui prend peur, qui imagine déjà la grimpe devenir glissade incontrôlée.  La chute, l’échec, sanctionné par le rappel brutal de la corde qui vient sauver l’essentiel. Et puis, ce mélange de rage et de honte qui fait repartir, ce refus de la défaite, cette envie insatiable d’aller chercher, en haut de la montagne ou simplement de la voie, le panorama magique ou le simple relai fiché dans le granit.

J’ai ressenti, sur ces planches et dans le silence d’une soirée, la peur que j’ai déjà ressentie dans un passage au-delà de mon niveau. La peur, la trouille, alors que j’étais collé à la falaise, le visage contre la pierre, souffle court, le bout du casque frottant la paroi, accroché du bout d’un pied et de quelques doigts tétanisés à un bout de caillou impitoyablement dur, cherchant, tremblant et le souffle court, une prise meilleure, l’étape suivante. C’est un instant d’une intensité inégalable. L’esprit est tout aussi instable que le corps. Chaque vibration est une secousse. L’envie d’abandonner rugit mais sa conséquence, la chute, le refuse. Un instant, je suis sur le point de gueuler à mon assureur de se préparer. L’instant d’après je lutte dans un dernier effort, une contorsion, une extension que seul le désespoir ou la rage permet.

C’est un combat formidable où l’arme de la victoire n’est rien : seulement la découverte d’un petit replat. Une mince poignée. L’anfractuosité salvatrice qui offre un répit et récompense de n’avoir pas cédé.

Dans les passages les plus difficile, ce n’est pas de la peur, non. Pas même l’ambition ou la fierté de réussir. C’est un sentiment plus profond, plus animal : c’est l’instinct de survie. Dans ces instants, je me sens vivre parce que je sais que lorsqu’au milieu d’une ascension difficile la peur fait jeter un regard malheureux vers le bas, ça n’est même pas la déception, ni même la douleur qui déambule en dessous, mais bien la mort qui rode. Celle-là que l’on met au défi avec nos cordes, nos nœuds et nos mousquetons. Que l’on toise, bravache, suspendu à quelques fibres de nylon.

La mort, elle est dans les pages de ce bouquin. Elle est là, comme un fait divers, une anecdote, un désagrément qui fait perdre un partenaire de cordée, et mentir à une mère pour lui octroyer l’espoir de voir un fils revenir. Alors que bien sûr, il ne reviendra plus.

Un week-end

Le soleil du premier octobre s’appuyait sur la falaise. Comme un ultime support avant de se laisser glisser derrière la montagne. Des cris brefs et nets rebondissaient entre les rochers. Des cliquetis métalliques leurs répondaient. Nous étions le premier octobre, c’était un beau premier octobre, c’était la fin d’après-midi, et c’était une belle fin d’après midi.

Dix, peut être quinze hommes et femmes s’affairaient sur la falaise rayée de cordes tendues. Des gestes précis et déterminés répondaient à ceux, hésitants et peureux, qui s’exécutaient au son d’indications brèves. On sentait presque, dans le fond de l’air un peu brumeux, la concentration s’amalgamer à l’excitation, laquelle se gorgeait de la chaleur paresseuse irradiée de la roche. Ce weekend prolongé avait un air de colonie de vacances pour adultes. La rusticité n’était pas seulement contrainte, elle était recherchée, comme un exutoire à des vies trop organisées, trop impeccables. En vérité ça n’était peut être pas le sentiment de tous. C’était le mien, c’est ce que j’étais venu chercher, et je l’avais trouvé au double de mes espoirs. Mais nous en étions à trois jours tous ensemble. Je ressentais mon besoin de solitude. Alors, abandonnant discrètement le groupe, j’avais gravi silencieusement les blocs de roches empilés à droite de la falaise. Entre les pierres, un matelas d’aiguilles absorbait le bruit de mes pas et laissait s’enfoncer mollement les grosses chaussures de montagne. Quelques sauterelles voltigeaient en crissant. L’été, pourtant presque mourant, conservait son odeur de pin. Au fur et à mesure de mon ascension, le bruit des grimpeurs s’étouffait.

Alors une fois seul, seul avec le ronflement de la rivière au fond de la vallée, je me suis arrêté. Et seulement, là, j’ai savouré.

Le paysage avait ce côté rassurant des environnements exigeants, de ceux qui imposent leur rigueur et offrent en retour leur pureté et la satisfaction, non pas de les vaincre, mais tout juste de les apprivoiser, d’en obtenir l’assentiment à notre présence. Ces rocs striés de lichens presque jaune et de mousse rêche vert sombre. Ces conifères un peu squelettiques. En haut, ces langues de glaces sur les faces nord. Ces oiseaux de proie, ombres noires glissants sur le relief tourmenté. Une brume faiblarde s’écoulait d’une trouée dans le massif, le soleil y étirait ses derniers rayons, traits nets et francs dans ce panorama chaotique, dards de couleur chaude pourtant désormais trop froids. Seule la falaise et son camaïeu gris sombre fournissait encore une chaleur chiche. L’humidité du fond de vallée allait doucement remonter. Assis, les pieds dans le vide, je sentais la roche restituer cette énergie empruntée. Comme celle d’un poêle à l’agonie dans un salon désert au coeur d’une nuit d’hiver, ça ne durerait pas, et je la savourais d’autant mieux. Nous étions le premier octobre, c’était une belle fin de journée. Abandonnant presque à contrecoeur le repos de la solitude, j’ai lentement rejoint mes camarades. Les cris secs sont doucement revenus. Les conseils de l’instructeur. Le cliquetis des mousquetons. Le frottement des cordes.

C’était un weekend à la montagne, c’était des rencontres, c’était bien, simplement

Quelques pétales au soleil

Dimanche. Il fait frais. Le soleil brille. Le ciel, bleu clair, presque blanc, ne parvient pas à décider s’il est hivernal ou printanier. C’est un de ces dimanches tout à la fois triste et reposant. Il y a un vrai plaisir à être triste. Se complaire dans le dépit, c’est une satisfaction en soi. Comme ces moments de boulimie, lorsqu’on se sent un peu fiévreux, que l’on sait déjà que l’on va être grippé, que l’on va être mal, et où l’on compense à l’avance, où l’on se jette dans le mal comme un nageur d’un plongeoir trop haut. Un dessert que l’on sait indigeste mais dont le réconfort compense tout.

C’est un de ces dimanches où l’envie de ne voir personne signifie surtout l’envie de ne voir que soi même, sans concession, et même avec trop peu d’indulgence.

Au jardins de Reuilly, je m’installe sur une des tables prévues pour jouer aux échecs, ou au dames, ou un quelconque jeu de ce type. Le damier est directement intégré à la table en béton. La passerelle sautille au rythme des coureurs du dimanche qui la traversent. La matinée touche à sa fin, quelques familles reviennent du marché, les cabas chargés. J’ai choisi cette table seulement à demi ensoleillée pour les deux femmes asiatiques pratiquant je ne sais quelle activité, armées d’immenses éventails qui claquent furieusement en s’ouvrant. Du tai-chi, ou une variante. Les mouvements alternent rapidité sèche et une lenteur chargée de retenue et de force. Brusquement, les éventails brandis se déploient, clac, et se referment, clac. Une jambe se lève, un bras s’affaisse, le regard se tourne, on voit l’essoufflement distinctement. Les deux pratiquantes sont si différentes. Si elles partagent les cheveux d’un noir brillant de corbeau et une même corpulence, le visage de l’une est tout en rondeur, la forme de la bouche, démasquée, est un sourire, une invitation à la sympathie. L’autre semble découpée à la serpe. Lèvres pincées, regard ferme, elle porte une rigueur finalement rassurante. Je n’ose pas aller leur demander comment s’appelle leur sport, et le regrette sitôt que, les éventails repliées, elles disparaissent. Les claquements qui accompagnaient mes frappes sur le clavier me manquent dans l’instant. Ils et elles apportaient un exotisme qui manque tellement. Un voyage. Un encouragement, presque.

Je tourne la tête et constate que le couple, arrivé un peu après, s’est justement mis à jouer aux échecs sur une des tables. Je ne m’y attendais pas. Ils ne rentraient pas dans l’idée préconcue des joueurs d’échec du dimanche. Surtout elle, enfoncée dans son manteau en fausse fourrure léopard. Lui, par contre, je l’avais repéré, il est beau garçon et me plait assez. Chatain clair, barbe de trois jours, parisien de pied en cap. Baskets blanches, jean clair un peu court et pourtant légèrement ourlé, un tshirt blanc dépasse du pull léger, d’un gris presque blance, porté sous une doudoune sans manche marron clair, qui va très bien avec ses cheveux un peu bouclés. Je voudrais m’asseoir avec eux, rien que pour le regarder de plus près, sans rien dire. Elle, elle m’indiffère, mais je les trouve beaux, tous les deux. J’aime leur complicité de jeu, silencieuse, et je retrouve, dans cette froide lumière filtrée par les arbres, le plaisir d’imaginer leur vie, ce qui les a mené ici, un dimanche matin de printemps, à jouer sur cette table, dans l’union du jeu, de la réflexion. Adversaires d’un instant de jeu, amis et vraisemblablement plus pour le reste. Couple, ensemble. Je les envie, aussi.

Ils réveillent en moi, dans le vide béant laissé par une complicité que j’ai abandonné à force de ne plus supporter la voir s’effriter, les échos fades de la déception.

Un courant d’air frais éparpille un volute de fumée; ils se lèvent; rassemblent leur affaires; s’en vont.

Un trait de soleil transperce les branches chargées de fleurs déjà flétries et s’écrase sur ma table et mes propres affaires. Quelques pétales s’y écroulent, elles aussi.

https://www.instagram.com/p/CNzgKjALJzp/

Quand l’envie de plaire…

Cette boule au ventre, depuis les quais de Saône où j’ai jeté les premiers mots de ce billet, au parc Montsouris où je les ai complétés, je l’aurais reconnue entre toutes : elle me connait bien et c’est réciproque. Le sentiment de vide, d’absence, de vanité qui vous saisit lentement et monte du creux de l’estomac jusqu’à embrumer les yeux. L’eau claire, le vent légèrement frais, le soleil pourtant voilé mais déjà chaud, n’y changent rien. Dans ces instants, rien ne peut trouver grâce, rien ne peut compenser. Tout est faux. Ce qui sonne juste n’est là que par contraste, comme le clapotis bucolique d’un ruisseau serpentant au creux d’un pré piqueté de la symphonie multicolore des fleurs des champs, mais chutant quand même en pluie glaciale sur le visage gris et les yeux perdus d’un noyé coincé entre deux rochers. Cette boule, cette tristesse, elle vient toujours après les moments de bonheur, lorsqu’arrive le temps du bilan et lorsque, seul, je regarde le parcours des amis que j’ai quitté et qu’immanquablement, je le compare au mien. Je peine à l’admettre, encore plus à l’accepter : si la raison en a terminé avec ce divorce et ces 8 ans de vie, les émotions elles ne l’entendent pas ainsi. Oh, je ne parle pas d’amour, il n’y en a plus, mais de ce sentiment persistant d’erreur, d’incompréhension, ce navrant constat d’être sorti brutalement d’une trajectoire qui au fond, me rassurait autant qu’elle me plaisait. Voir les autres la poursuivre de leur coté, même en brinqueballant, constater le temps perdu du mien et peiner à me convaincre que j’ai peut être aussi retrouvé la vie que je visais, adolescent. En tout cas, celle à laquelle je m’étais préparé.

Que le temps a passé, depuis. Les rêves, et les espoirs ont été remplacés, perdus, retrouvés, égarés de nouveau. Cette douce mélancolie que l’on nomme l’expérience a remplacé la naïveté joyeuse que l’on appelle l’enthousiasme de la jeunesse.

J’y repense, sur le parterre froid du parc Montsouris, en lisant ces mots de Sagan, spécialiste incontestable des états d’âme, dans le commentaire de son Orage immobile, que d’ailleurs je n’ai pas lu.

*tous. Quand donc Twitter permettra t il de corriger ses propres fautes ?

J’ai toujours pensé qu’il y avait des familles sur la terre et que, en plus de ceux qui partagent votre sang et votre enfance, il a aussi les familles du hasard, ceux que l’on reconnait confusément comme étant son parent, son pair, son ami, son amant, comme ayant été injustement séparé de vous pendant des siècles que vous avez peut être partagés sans vous connaitre. Ce n’est pas ce qu’on appelle la famille de l’esprit ni celle des corps, c’est une parenté faite de silences, de regards, de gestes, de rires et de colères retenus, ceux qui se choquent ou s’amusent des mêmes choses que vous. Contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas pendant la jeunesse qu’on les rencontre le plus souvent mais plus tard, quand l’ambition de plaire est remplacée par l’ambition de partager. Quand l’on ne cherche pas une éclatante victoire sur l’autre mais plutôt une paix honorable, quand on ne cherche surtout pas à découvrir la nature de quelqu’un, ayant compris qu’on ne peut connaitre “vraiment” personne. Ce ne sont pas des propos pessimistes que je tiens là, tout au contraire.

Je repose, retourné et ouvert, ce Derrière l’épaule. Ce paragraphe, dont je connaissais déjà un extrait, me bouleverse. Pour tout dire, en lisant ce livre, je le cherchais, pour en trouver le contexte, le moment, l’exhaustivité.

Je ne sais pas si à un moment de la vie, l’espoir de plaire est remplacé par celui de partager. Peut être. Ce qui est certain, c’est que si à certains moments on recherche la solitude pour être certain de ne pas être déçu par les autres, il y en a d’autres où la recherche du partage est surtout motivée par l’envie de ne pas être seul. Car il n’y a parfois pas plus mauvaise compagnie que soi même. S’entourer vise d’abord à éviter cette encombrante présence qui, au creux de l’oreille, vous susurre combien votre vie n’est qu’une succession d’échecs, de faiblesses, de veuleries, de jalousies, de lâchetés complaisamment maquillés par leurs contraires, par tout un tas de petites qualités un peu hypocrites. Chacun y trouve son compte, dans le fond : derrière les façades aimables et bien élevées, les cœurs solitaires et les âmes égoïstes s’épaulent et s’écoutent le temps d’un instant, avant de repartir chacun de leur coté et avec la satisfaction d’avoir, au moins pour ce moment, trompé le tête à tête avec leur médiocrité. Sauf, peut être, avec ces familles du hasard, où l’on se comprend, et où l’on sait pourquoi on est ensemble, et qu’on l’accepte bien volontiers. Une paix honorable.

Je regarde autour de moi. Il y a cet homme, à quelques mètres, seul. Jean noir, doudoune noire à capuche. Sneakers aux pieds. Entre le pantalon et la doudoune, dépasse un morceau de tshirt bleu marine. Les cheveux sont soigneusement coupés et coiffés. Comme moi, vissé aux oreilles, des écouteurs, à la main, une clope qui se consume toute seule. Comme moi, assis. Contrairement à moi, un petit pack de bière Heineken, à son coté, dispute à l’herbe humide la palme du vert le plus éclatant. Le regard un peu lointain, à quoi peut il bien penser. Pourquoi est il là, quelle est sa solitude, son trajet, son projet de la fin de journée ? Ses familles à lui, de sang, de l’esprit ou bien celle de silence et de gestes partagés, où sont elles ? Il regarde, comme moi, les autres. Par exemple ce groupe de garçon, 50 mètres plus loin. Tous jeunes. Tous beaux. 25 ans, maximum. En plein dans l’âge de l’envie de plaire, plaire à tout prix pour se rassurer. Etalés sur un vaste drap, ils grignotent, alibi parfait pour s’épargner les masques qui, en ce début de printemps 2021, ne manquent plus, hélas. Les vestes trahissent le petit vent trop froid pour vraiment croire à la victoire du printemps. Qu’ils sont beaux ! Surtout celui, face à moi, pull léger écru à col roulé. Il me donne envie d’un col roulé, moi aussi, en laine douce. Qui sont ils, quel est ce groupe d’ami ? Pourquoi seulement des garçons? Famille de l’esprit ? Leur beauté me donne envie de croire qu’ils sont de la partie, forcément. Encore un peu plus loin, un autre petit groupe où 3 garçons s’échangent des passes de volley. L’exercice les réchauffe, ils en sont, eux, au tshirt. Je ne peux pas distinguer leurs traits, je suis trop loin. J’essaie d’imaginer comment ils sont arrivés là, au parc Montsouris avec leur balle de volley. Jouent ils en club ensemble ? Sont ils amis et ces échanges sportifs ne sont qu’une contenance du jour, une idée un peu farfelue, isolée et qui restera orpheline ? Un peu plus à droite, une mère emmitouflée court après un enfant qui s’échappe. Ce petit gambade maladroitement, chaque pas est le rattrapage du déséquilibre du précédent, et pourtant il goute la liberté acquise par l’apprentissage récent de la marche. Cette marche, imprécise, hasardeuse et finalement mignonne, semble l’allégorie de la vie. En le voyant, en voyant ces gens peut être heureux, peut être trompant l’angoissant tête à tête avec eux même, en sentant ce vent définitivement trop frais pour le ciel si clair et si bleu, je n’arrive pas à décider si je suis heureux, ou pas.

La maman a récupéré le petit qui se débat en rigolant. Il est si content, de son début d’autonomie, de ses premiers pas dans la vie. S’il savait, s’il savait !

Le cadeau

– Et ça ? Mais… C’est un cadeau aussi ? C’est gros gros ! Attend, c’est pour qui ?

L’ainée repousse un petit peu sa sœur. Les deux s’affairent autour du gros carton. Leurs paquets, d’un seul coup, ne les intéressent pas tant que ça.

– oh, là, c’est écrit ! C’est pour M*

Il y a un peu de déception, dans l’intonation. De l’excitation, aussi

Le petit, lui, ne comprends pas totalement que c’est pour lui. Il tourne autour, arrache un peu du papier. Rien que ça, il y prend déjà du plaisir. Le bruit du papier qui se froisse, le sentiment d’agir sur quelque chose, c’est déjà sa satisfaction. Ce sont ses sœurs qui sont les plus excitées. Elles montrent où arracher, cherchent à faire apparaitre, sur le carton, la photo du contenu.

Celui-ci, enfin, se dévoile. Le petit babille, montre la photo. D’un coup, il comprend. En le regardant, on pourrait presque deviner le cheminement des pensées dans sa petite tête. Les associations d’idées. La gros carton, la photo, le contenu.

D’un coup, il faut ouvrir et vite, on ne peut plus souffrir l’attente. Les sœurs, tout aussi fascinées, recherchent les angles d’attaque du carton.Là, il faut ouvrir là !

– Papa, il y a du scotch, il faut un ciseau, mamie, il faut un ciseau !

Les petits doigts s’agitent, tentent de se glisser dans les ouverture. L’initiative est prise de déplacer le gros paquet, l’éloigner du sapin qui clignote, imperturbable à cette agitation.

Je regarde cette agitation, comme à distance. Ce petit, qui ne parle pas vraiment encore, c’est son cheminement qui m’émeut. J’essaie d’imaginer naitre ses idées, les chemins tortueux de sa pensée, imprécise et fugace. Il a compris qu’il y avait un tracteur à pédale dans le gros carton. Il a compris que c’était à lui. A-t-il compris aussi qu’il faudra défendre sa propriété face à ses sœurs, déjà envieuses ? Ou bien s’en fiche t il ?

De sa petite main, il veut saisir les morceaux encore à assembler. Il tente de grimper sur l’engin qui n’est encore qu’un tas de gros morceaux de plastique. Il y a de l’innocence, dans l’enfance. Innocent du pourquoi, innocent du comment.

Les adultes ont échafaudé des théories, mélangé des souvenirs, projeté des ambitions même, pour aboutir à ce cadeau. Le petit, lui, le prend en toute innocence et pourtant, qui sait ce qu’il provoquera chez lui ? Quelles connections vont se faire dans son petit esprit, et qui vont guider sa vie, à propos de cet objet, de ce moment ? Est-ce qu’il cherchera dans sa mémoire des fragments de ce moment ou de cet objet, 30 ans plus tard, assis dans le fauteuil d’un psychiatre ? Lorsqu’il cherchera un sens là où il n’y en a pas ? 

Chez les parents, il y a bien le sentiment de se créer une immortalité en transmettant un flambeau à un petit, bien sûr, mais dans le fond ce que les adultes aiment chez les enfants, n’est ce pas simplement le souvenir de leur propre innocence, lorsqu’il n’y avait pas de limite, à rien, pas même à l’existence ni de soi, ni des autres ?  Lorsqu’il n’y avait que des certitudes naïves et simples, à commencer par celle de la présence des parents, toujours là pour pourvoir à tout ?

Voir un petit ainsi s’épanouir, s’agiter, s’émouvoir, c’est d’abord se replonger par procuration dans cette époque bénie où la solitude n’existait pas.

Les plaisirs oubliés

Un plaisir finalement inattendu. Une surprise.

J’étais parti, avec un but précis. Et puis, une fois la tâche accomplie, puisque j’étais là… J’ai commencé à marcher, à lever les yeux des trottoirs pour voir la rue, les immeubles, les vitrines. Inévitablement, j’ai abouti chez Fleux, temple incontestable du gadget déco à la mode et outrageusement cher. J’y ai pensé à cette période de noël, au devoir des cadeaux. Cette année si étrange donne une couleur particulière à la période du nouvel an et de Noël. Pas seulement pour les fêtes gâchées, confinées, l’incitation à ne pas trop bouger, les gestes barrières, tout ça… Non. Cette années, les cadeaux de fin d’année auront un petit goût de lot de consolation. “Allez, cette année humainement bien merdique, on s’en souviendra, mais voilà, nous pensons à nous, aux autres, et on va compenser avec toutes ces bricoles matérielles”. Maigre consolation, bien entendu. Un objet ne remplace pas des embrassades, des accolades, des rires, des jeux, des déjeuners et des diners, toutes ces choses qui ont été entravées en 2020.

En flânant entre les bibelots, certains me donnaient envie. Certains sont déjà démodés en revanche, presque d’une banalité à mourir, par exemple les terrariums. Ce truc que j’ai l’impression de voir absolument partout (dont mon salon), qui est l’assurance d’avoir au moins une plante verte qui ne crève (normalement) pas, ça avait un coté fabuleux au début. Maintenant qu’il y en a un chez le coiffeur, ça semble moins génial. Je regarde un couple, d’ailleurs, planté devant le rayonnage. Je les sens ennuyés. Je sens le débat. Lui, grand, presque dégingandé, elle plus équilibrée. Lui soigneusement négligé, elle rigoureusement apprêtée. Je me dis qu’ils ne vont pas bien ensemble. Lui la regarde d’ailleurs avec un air un peu consterné. Sont ils vraiment ensemble ? Ou bien sont ils seulement des amis à la recherche d’un cadeau commun qui n’a rien à voir avec les fêtes de fin d’année ? Le départ d’un collègue peut être ? Ils ne peuvent pas être frères et sœur, c’est certain. Ou alors d’une famille recomposée, pourquoi pas ? Elle parle, elle tente de convaincre. Elle va échouer : il n’est pas avec elle, il ne l’écoute pas même. Il regarde ailleurs, il acquiesce machinalement. Soit il s’en cogne, soit il a déjà une autre idée, soit il en a eu une qui a été retoquée. En tout cas, ils sont mal partis et la recherche va être longue, pour eux. Moi, je les abandonne.

J’ai poursuivi, je suis allé jusqu’aux halles et leur canopée, le jardin, Sainte Eustache. Bien des commerces étaient fermés, l’atmosphère n’était pas festive, l’affluence très modérée. Pourtant, j’étais bien, à me balader seul dans ces rues. A force d’être confiné, d’être en couvre-feu, de ne pas aller à plus d’un kilomètre, j’ai petit à petit omis ces lieux et les joies associées.

Sautant un caniveau boueux, zigzaguant entre des barrières de travaux, évitant un rare passant, j’atteins finalement l’hôtel de ville. Là aussi, c’est calme et vide. Cette esplanade, devant le pompeux bâtiment, est encerclée de barrières métalliques protégeant quelques maigres sapins de noël pas encore décorés. Ils sont gardés par quelques flics. Il n’y a pas de lumières chaudes. Pas de bruit. Pas de couleur. Pas de marché de noël ni de vente à la sauvette. Pas même de vendeur de châtaignes grillées qui d’ordinaire sont postés aux sorties de métro. L’odeur charbonneuse de leurs barbecues improvisés me manque, celle des vendeurs de vin chaud moyens, de tartiflette médiocre servies dans des barquettes en carton, aussi. Celle des pains d’épice, des vendeurs de savons bio-équitable-naturel, aussi. Les vitrines du BHV semblent tristes, elles aussi. Rivoli, désormais très limité à la circulation, renforce encore ce sentiment d’être suspendu, comme en état second. Nous sommes à peine en début de soirée, on se croirait au milieu de la nuit. Ce n’est pas l’atmosphère fantasmagorique du premier confinement. Ce n’est pas les rues vides, le silence absolu, le temps interrompu. C’est un entre deux. Pas ouvert, ni fermé. Pas normal, mais pas totalement anormal. Un entre deux moche comme une journée de grésil dans des rues sales. Il y a une forme de beauté dans l’absolutisme du désert, mais qu’il soit envahi de quelques touffes d’herbes folles, et ce n’est plus qu’un terrain vague.

Sur ce terrain vague, une nouvelle normalité s’est installée, plus restreinte. J’y trouve quelques plaisirs, comme mieux profiter des rares personnes que je persiste à voir. Pourtant c’est en longeant les théâtres, les cinémas, les salles de spectacle, les bars, les boites, que je réalise combien petit à petit ils sont sortis de mon esprit. Les revoir me donne une furieuse envie de les fréquenter, à nouveau. Ces plaisirs habituels sont devenus oubliés.

Hâte qu’ils soient recouvrés.

Un frisson

Billet évidemment écrit avant le reconfinement. Mais j’ai préféré laisser du temps.

Il devait être devant le bar. Le barracuda. Mon antichambre, l’étape habituelle des premiers rendez-vous.

Je pensais le retrouver en arrivant, mais il n’y était pas. J’ai patienté. Je commençais à douter. Des semaines de discussions entrecoupées de longs passages silencieux, la décision d’enfin se voir, un peu pour en finir et se décider si oui ou non, cette interminable drague avait un sens. Il y avait eu un premier rendez-vous avorté, la semaine précédente. Un second, le samedi. Un autre encore le dimanche matin, un autre enfin, le dimanche soir. C’était absurde, c’était de l’acharnement. Il fallait en finir, et que ces occasions manquées deviennent soit une illusion défaite, soit une anecdote rigolote que l’on raconte aux amis demandant avec un voyeurisme gourmant : “et alors vous vous êtes rencontrés comment ? “, et alors je répondrais “internet, évidement”, mais que j’ai ramé, et ramé, qu’il ne voulait pas me voir, et lui rigolerait en protestant, dirait que l’avant-avant dernière tentative c’est moi qui l’avait planté à cause d’une gueule de bois, et je protesterais à mon tour, nous ririons en nous tenant la main, et les amis trouveraient la scène délicieusement niaise mais émouvante, si représentative de ce que l’absurdité de la vie fait de mieux. Ca y est, je rêvasse encore. En attendant, la rencontre n’avait pas eu lieu alors ma scénette de niquedouille, je pouvais la remballer, et en vitesse.

Pourquoi n’était-il pas là, enfin ?

Pourtant il était supposé y être arrivé avant moi. Je patientais en tentant de me trouver une contenance. Ce n’est jamais agréable d’attendre un garçon, la première fois, car quelle attitude adopter ? Faire les cent pas ? Trop impatient. S’appuyer à un mur ? Trop cliché. Faire le piquet ? Trop désespéré. Et puis que faire des yeux, des mains ? Dans les poches ? Nonchalant. Regarder le téléphone ? Ça lui laisse l’avantage de la surprise en arrivant, ça le met mal à l’aise pour signaler son arrivée. Regarder les gens qui passent ? Trop à l’affut ! Et puis quoi faire une fois qu’il est repéré ? Aller vers lui ? Attendre ? Le dévisager ou pire le scruter de pieds en cap ? Faire genre de ne pas l’avoir vu pour lui laisser lâchement l’initiative ?

C’est insoluble. Et pourquoi n’est-il pas là, d’abord ? Il avait dit qu’il y était. Je jette un œil au téléphone. Pas de message. Le relancer ? Trop relou, non ? Ce rencard presque désespéré allait se transformer en un lapin tonitruant. Au moins, je ne me serais pas déplacé trop loin.

Je commençais déjà à me dire que j’aurai du proposer à un pote de dîner ensemble, au moins c’est une valeur sûre, le diner entre potes. Après tout, pourquoi cet acharnement à vouloir rencontrer ce garçon, alors que j’ai tout ce qu’il me faut pour être heureux ? Et puis il m’avait dit qu’il venait en vélo, alors il est où ce vélo, d’abord ? Regardant autour de moi, je fais l’inventaire des bicyclettes attachées au mobilier urbain. Il y a là un vieux biclou marronasse, aux garde-boues un peu tordus. Vélo de ville, il a pu être classieux, il pourrait être vintage avec un peu de maintenance. À côté un classique Décathlon, ni beau ni laid, fonctionnel, gris, quelconque. Le genre de truc que tu achètes par esprit pratique, parce que les vélib déglingués ce n’est vraiment plus possible, et que tu regrettes aussitôt parce que tu es tellement tristement banal avec cette chose. Devant lui, un vélo de route, un peu trop moderne sans pour autant être électrique pour être totalement à la mode. Sans garde boue, donc suffisamment inexploitable par tout temps pour être hipster, mais avec des vitesses au guidon, alors qu’un bon vélo de bobo se doit d’être fixie. Ou à la rigueur, quelques vitesses, mais via des leviers sur le cadre, à l’ancienne. Plutôt joli, cependant. Je lève les yeux au ciel sur moi-même en constatant que je suis en train de juger la finition des soudures du cadre que j’imagine en aluminium. Indécrottable. Encore devant lui, un vélo de ville, noir, cadre arrondi, position haute, électrique. C’est aimable, c’est un peu le Décathlon qui ne s’assume pas. J’ai terminé mon inventaire, et je me dis que finalement quand il a dit vélo, c’est peut être vélib ? Je regarde en direction de la station, je ne vois personne qui pourrait ressembler à mon rencard. Le bar-restaurant, lui, se remplit de plus en plus. J’aurai du m’y installer, tu vas voir qu’on n’aura plus de place, et pas question de l’emmener chez moi, ça, non. Nos échanges m’avaient petit à petit laissé penser que je devais lui laisser sa chance, à ce garçon pas totalement comme les autres. Un agenda impossible, mais une orthographe-grammaire et une syntaxe impeccable. Alors je m’étais dit que non, je ne voulais pas avec lui un de ces plans rapides et décevant car ça, je l’ai déjà un peu quand je veux. Je m’étais dit que j’avais envie de vibrer un peu, même si c’est pour être déçu ensuite. Qu’il aurait peut-être ce je ne sais quoi qui fait qu’on s’imagine des choses. Un vague avenir. Une possibilité de. Osons le mot : être amoureux. Et que donc, ce soir ça serait un verre, un diner, peut être un bisou sur le trottoir, mais rien de plus qu’une promesse et un espoir. Mais évidemment, si le rencard se transforme en lapin…

“- Excuse moi, excuse moi ! Comme j’étais en avance, je suis allé faire une course”. Je tourne la tête. Lève les yeux et rencontre des sourcils légèrement relevés en signe d’excuse.

Oh.

Il est grand. Plus que prévu. Je n’aime pas les grands. Zut. Une course ? Mais où ?

“- je cherche du piment végétarien pour un plat thaï, je n’en ai pas trouvé vers chez moi alors en t’attendant je suis vite allé au magasin, là, mais aux caisses les gens étaient lents, lents, lents…”

Du piment végétarien ? Un plat Thaï ? Bon… Pourquoi pas après tout. S’il me le cuisine un jour, ça mérite une chance. Et puis il y a sa voix, assez puissante, masculine sur le ton, moins sur la forme. Il module son débit. Des blancs entre les phrases, mais de la vitesse et des intonations qui font des triples-axel en parlant, sans que je ne parvienne à déterminer si c’est pour se donner un style ou si c’est totalement naturel. Lors d’un premier rencard, on joue toujours un peu un rôle, on tartine, on en fait des tonnes. Cette voix plutôt grave, aussi, est un peu étouffée par le masque, de couleur sombre, et qui vient s’accrocher à ses oreilles, bien plaquées, symétriques, structurées et en rondeurs, on dirait de l’art nouveau. Des merveilles à parcourir du bout des doigts où au creux desquelles susurrer des mots doux ou scabreux. Je fais un peu une fixette dessus, après tout, c’est tout ce qu’il reste à regarder au premier coup d’œil… Le Covid-19, cet incroyable générateur de suspense lors des rencards, où l’on enlève le masque comme la promise enlève le voile, retardant ainsi de quelques instants soit la déception, soit le frisson.

“- ah, d’accord, et bien ce n’est pas grave, l’essentiel c’est que tu sois là… Content de te voir, enfin !”

Je lui dis que je pensais aller au bar restaurant juste en face. Oui, oui, me répond-il. J’aime sa voix. Sa taille est équivalente à la mienne en fin de compte. C’est acceptable. Ses cheveux sont noirs, fournis, raccordés à une barbe tout aussi fournie, un peu trop longue à mon goût et là aussi, camouflée sous l’étouffoir du masque. Au-dessous, une peau très légèrement basanée se devine et lui donne ce air un peu latino que j’aime assez. Et puis il y a ses yeux, des yeux marrons, marron clair exactement, un peu classique certes, mais ils sont rieurs. De très légères pattes d’oies naissent à leurs extrémités. Sous son masque, je l’imagine sourire et ça me plait.

“- J’ai le temps de fumer une clope et on y va ?” Oh, un fumeur. Je ne m’y attendais pas tellement à dire vrai. Après tout pourquoi pas, je ne vais pas juger là-dessus.

Il fouille son sac à dos, je note que mon ex-mari avec le même, comme la moitié des pédés de Paris d’ailleurs. En extirpe un paquet et un briquet orange. Bic, basique. Fonctionnel.

Il porta d’une main la cigarette vers sa bouche. Il détacha le masque de l’autre, libérant nez, barbe, bouche, lèvres, sourire.

J’ai eu un frisson.

Ils s’aiment

C’est Matoo qui m’a fait découvrir ce livre. J’ai eu immédiatement envie de le posséder. Je n’ai pas résisté longtemps.

Il est beaucoup plus volumineux que je n’avais imaginé. 350 clichés, ça prend de la place.

Je ne me lasse pas de regarder ces témoignages anonymes et rarement datés. Nous sommes habitués aux vieilles photographies, jaunes, noires, sépias. Mais nous sommes habitués aux scènes de rues, aux photographies de classe, aux mariages, au familles qui posent, patriarche au centre, femme à son coté, marmaille tout autour. Nous sommes habitués, même, aux clichés de chasse, de pêche, de travaux des champs. Nous sommes habitués aux images de kermesses. Aux souvenirs de baptême. Aux départs au régiment, les jeunes hommes soigneusement sanglés dans leurs uniformes de soldats, le regard dur et conquérant, sûr de la force héroïque et érotique de leur fière allure.

Nous ne sommes pas habitués aux photos de deux garçons, deux hommes enlacés. Rieurs ou sérieux. Posant ou saisis. Un bras sur une épaule. Une main sur une cuisse. Un regard posé sur l’autre, admiratif ou protecteur. Nous ne sommes pas habitués, surtout, à ces sourires. Sur les vieilles photos, on voit rarement sourire. Là, ces garçons sourient. Ils sont heureux. A une époque et dans des lieux où c’était encore moins évident qu’ici et maintenant, ils rient. Ces sourires, c’est le bonheur. J’y devine parfois une pointe de gène, un mélange d’inquiétude et de fierté : celle de poser, de se montrer, d’assumer des sentiments, de prendre un risque. J’y vois le plaisir d’emmerder la société, de vivre libre un instant et d’en graver un souvenir, comme une marque de défiance et de provocation. Ces clichés, dans de mauvaises mains, pouvaient ruiner une vie. Mais cachées sous un uniforme, un costume du dimanche où un bleu de travail, donner une raison à un cœur de battre. Ces photos, chacune individuellement et toutes rassemblées, sont à la fois indubitablement anciennes, et indéniablement d’actualité. Eux sépias pourraient être nous sur instagram. Les mêmes poses, les mêmes regards mutins, la même fierté. Avec eux, c’est comme se sentir une autre filiation. Puisque nous ne seront jamais comme nos parents, ces si beaux garçons nous donnent de nouvelles racines, une appartenance intemporelle à une humanité. Ces histoires en noir et blanc sont un encouragement aux couleurs de l’arc en ciel. D’une certaine manière, ils m’offrent un passé et leur survivance au travers de ce livre, un futur, presque une immortalité. Je suis heureux pour eux qu’ils soient là. Ils peuvent être fiers et je le suis pour eux.

Au hasard, j’ouvre la page 104, et ces deux garçons, là, si jeunes, si beaux, en uniforme, le calot légèrement de travers, m’émeuvent intensément. J’aimerai les prendre contre moi, les remercier d’avoir fait cette photo, les remercier d’avoir été, les encourager à croire à cet amour évident, à ne rien lâcher, jamais.

L’un à un bras autour des épaules de l’autre. L’autre, justement à noué ses mais sur celle de l’un,  sur sa cuisse droite. Ils s’aiment, c’est absolument évident et indubitable. L’un, qui a un sourire fier. Le regard, assuré. Il est heureux. Si heureux. L’autre, bien de face, est plus réservé. Le sourire est un petit peu crispé. Plus doux, moins conquérant. Il sens le caractère scandaleux du cliché. Pourtant il est là. Sous son uniforme, la cravate bien nouée, il est présent. Son cœur bat très fort, j’en suis certain. Il savoure aussi cet instant. Que n’a-t-il pas vécu pour aboutir à cet instant ? Des vexations, des violences peut être. La peur d’être découvert ? Une fiancée pour donner le change, abandonnée rapidement ? Le rejet de sa famille, la honte de son père ? Ont-ils frémi lorsque le photographe, forcément complice, a dit “on ne bouge plus” ? Les mains se sont elles resserrées un petit peu ? Se sont ils jetés un regard, une fois le flash éteint? Se sont ils embrassés, pudiquement ? L’autre, plus assuré, a-t-il plongé ses lèvres au creux du coup de l’un, caressant du bout des lèvres la douceur de sa peau ? Inspirant lentement son parfum d’homme, de son homme, qu’il reconnaitrait entre tous et qui le fait vibrer ? Je les imagines. Une rencontre de régiment. Rencontre craintive, des regards fuyants, qui se trouvent finalement, qui jouent à cache-cache avec les autres hommes, qui mentent aux uns et aux autres, à leur famille et peut être justement à une fiancée qui attend au village, des omissions quant aux permissions camouflées pour simplement se retrouver à deux, et partir là où personne ne les reconnaitra, jusqu’à aboutir un jour devant cet appareil photo. Cela a-t-il duré plus que la période militaire ? Ont-ils su, ont-ils pu maintenir cet amour ? J’aime imaginer qu’ils y sont parvenu, mais par quel truchement ? Vieux garçons opportunément voisins ? Qu’ont-ils bien pu faire de leur vie ? J’essaie de leur inventer un trajet de vie. L’un garagiste, l’autre boulanger ? Ou bien Journaliste ? Ouvrier ? Musicien peut être. Mariés infidèles, amants éternels ? Peut être, hélas, que l’un ou l’autre, peut être même les deux, sont de toute façon morts sur un champ de bataille quelques semaines, quelques mois après et qu’à l’instant du dernier soupir, ils ont pensé et vu l’autre.

Ces deux hommes si jeunes, morts désormais, j’aimerai lire leur vie dans leur yeux, deviner et m’inviter dans leur avenir maintenant écoulé, croire, surtout, qu’ils ont été heureux malgré tout, malgré les autres, et que ces deux regards si beaux, ces deux sourires si forts, ces mains réunies si puissantes ont eu le droit à une véritable histoire, que les regards se sont vus vieillir, que les sourires se sont embrassés longtemps, que ces mains se sont caressées pendant des années. Je l’espère intensément, et j’espère qu’avant d’arriver dans cette collection puis page 104 de ce livre, cette photographie est restée dans un portefeuille, dans la poche de poitrine de l’un d’eux et qu’elle a accompagné les battements de son cœur. Qu’elle a été un encouragement dans chacun des moments difficiles. L’assurance que quelque part, l’autre pensait comme lui, et pensait à lui.

Ils s’aiment, Un siècle de photographies d’hommes amoureux 1850-1950.

Ils s'aiment, Un siècle de photographies d'hommes amoureux 1850-1950

Bleu ciel

“The power of love. Le concept de la chanson tête-rebord-fenêtre, dans les moments de solitude où effectivement, on est irrésistiblement attiré par le rebord de sa fenêtre, on penche la tête on regarde dans le vague, on pense au passé, ça ne marche qu’avec un seul type de chanson, de Céline Dion, et ça vaut tous les psy” Boomerang d’Augustin Trapenard, avec Valérie Lemercier.

Moi c’est “Sur le même bateau”.

Accoudé à la balustrade comme sur la passerelle à l’embarquement, le pied posé sur la chambranle. La tête, sur la bordure de l’autre fenêtre restée fermée. Les yeux, dans le ciel. Immaculé. Pur. Vide. Net. Bleu.

Les yeux dans le vague. Une douce euphorie me fait légèrement tanguer. L’envie d’être heureux me tenaille, devant ce ciel vierge, sous la morsure du froid de novembre. L’instant l’est, heureux. Le fond n’y parvient pas totalement : c’est le bonheur d’être triste. Le confinement, le second, déjà, s’installe. Avec lui la rupture d’avec les amis, les proches, d’avec l’affolement du quotidien, les sorties, le cinéma que j’avais retrouvé, les théâtres que je n’aurai pas eu le temps de refréquenter, la salle de sport déjà refermée, l’escalade jamais vraiment récupérée, les sorties motos qui se multipliaient, déjà tuées. Un ciel bleu, intensément, parfait, sans une brume et sans un nuage et qui commence à foncer. Un ciel océanique après une journée de tempête, lavé de tout. Vierge, mais surtout vide. Un soleil, oui, mais le froid mordant de la réalité de novembre. La tempe sur ma fenêtre, la main sur la balustrade de fonte noire, l’esprit divague et je sens s’établir la nonchalance de la mélancolie. Malgré moi, je pense à ma vie d’avant, celle que les impôts, abruptement, viennent de me rappeler en affichant le mot “divorcé” à coté de “statut”. Est-ce bien utile de nous infliger ce rappel ? Célibataire aurait été pareil. Juste, ça aurait rembobiné ma vie un poil plus loin lorsque, plein d’espoir, de naïveté, je ne m’imaginais pas du tout en couple stable, lorsque je n’avais pas gouté à la redoutable satisfaction d’être établi dans un moule social confortable, aujourd’hui encore embelli par l’érosion du temps qui passe, qui poli les bons souvenirs et arrondi le tranchant des mauvais.

Car quoi de plus malheureux qu’un mauvais souvenir, à part un souvenir heureux dont on sait qu’il ne se reproduira plus ? C’est le point de départ idéal pour se laisser glisser entre les draps du désespoir. La tristesse, la rancœur, l’amertume sont des solutions si faciles que les retrouver est presque encourageant. C’est comme une démission, mais en plus passif. Il n’y a même pas besoin de le décider, juste se laisser faire. Une gentille glissade sur une planche que l’on a savonné soi-même.

Mais je n’ai pas envie de cette glissade. Je n’en ai pas envie. Encore moins que de rester cloitré chez moi, ni d’être irréprochable. Pas plus que prétendre l’être. La tempe sur la fenêtre, les yeux mi-clos, je vois le ciel s’obscurcir doucement. C’est le soir. Des lumières, doucement, s’allument.

De toute manière, je sais bien que je briserai ce confinement. Un peu, pas trop, juste assez pour me sentir légèrement coupable, mais pas irresponsable. Juste un peu, par envie d’être heureux, pour boire, manger, fumer et rire. Pour ne surtout pas penser au lendemain, oublier ce qui est perdu, et me perdre dans les regards des amis, le sourire de l’un, l’ironie de l’autre, les regarder et les aimer car finalement, avec eux nous sommes sur le même bateau.

Un doigt de champagne, un toast au départ

Dans les soutes le bagne, et les heures de quart

Des soirées mondaines, des valses ou tango,

Au ombres à la peine un mauvais tord boyau

En attendant l’escale, Athène ou Macao,

Sous les mêmes étoiles, sur le même bateau.

Ça vaut tous les psys.