Ils s’aiment

C’est Matoo qui m’a fait découvrir ce livre. J’ai eu immédiatement envie de le posséder. Je n’ai pas résisté longtemps.

Il est beaucoup plus volumineux que je n’avais imaginé. 350 clichés, ça prend de la place.

Je ne me lasse pas de regarder ces témoignages anonymes et rarement datés. Nous sommes habitués aux vieilles photographies, jaunes, noires, sépias. Mais nous sommes habitués aux scènes de rues, aux photographies de classe, aux mariages, au familles qui posent, patriarche au centre, femme à son coté, marmaille tout autour. Nous sommes habitués, même, aux clichés de chasse, de pêche, de travaux des champs. Nous sommes habitués aux images de kermesses. Aux souvenirs de baptême. Aux départs au régiment, les jeunes hommes soigneusement sanglés dans leurs uniformes de soldats, le regard dur et conquérant, sûr de la force héroïque et érotique de leur fière allure.

Nous ne sommes pas habitués aux photos de deux garçons, deux hommes enlacés. Rieurs ou sérieux. Posant ou saisis. Un bras sur une épaule. Une main sur une cuisse. Un regard posé sur l’autre, admiratif ou protecteur. Nous ne sommes pas habitués, surtout, à ces sourires. Sur les vieilles photos, on voit rarement sourire. Là, ces garçons sourient. Ils sont heureux. A une époque et dans des lieux où c’était encore moins évident qu’ici et maintenant, ils rient. Ces sourires, c’est le bonheur. J’y devine parfois une pointe de gène, un mélange d’inquiétude et de fierté : celle de poser, de se montrer, d’assumer des sentiments, de prendre un risque. J’y vois le plaisir d’emmerder la société, de vivre libre un instant et d’en graver un souvenir, comme une marque de défiance et de provocation. Ces clichés, dans de mauvaises mains, pouvaient ruiner une vie. Mais cachées sous un uniforme, un costume du dimanche où un bleu de travail, donner une raison à un cœur de battre. Ces photos, chacune individuellement et toutes rassemblées, sont à la fois indubitablement anciennes, et indéniablement d’actualité. Eux sépias pourraient être nous sur instagram. Les mêmes poses, les mêmes regards mutins, la même fierté. Avec eux, c’est comme se sentir une autre filiation. Puisque nous ne seront jamais comme nos parents, ces si beaux garçons nous donnent de nouvelles racines, une appartenance intemporelle à une humanité. Ces histoires en noir et blanc sont un encouragement aux couleurs de l’arc en ciel. D’une certaine manière, ils m’offrent un passé et leur survivance au travers de ce livre, un futur, presque une immortalité. Je suis heureux pour eux qu’ils soient là. Ils peuvent être fiers et je le suis pour eux.

Au hasard, j’ouvre la page 104, et ces deux garçons, là, si jeunes, si beaux, en uniforme, le calot légèrement de travers, m’émeuvent intensément. J’aimerai les prendre contre moi, les remercier d’avoir fait cette photo, les remercier d’avoir été, les encourager à croire à cet amour évident, à ne rien lâcher, jamais.

L’un à un bras autour des épaules de l’autre. L’autre, justement à noué ses mais sur celle de l’un,  sur sa cuisse droite. Ils s’aiment, c’est absolument évident et indubitable. L’un, qui a un sourire fier. Le regard, assuré. Il est heureux. Si heureux. L’autre, bien de face, est plus réservé. Le sourire est un petit peu crispé. Plus doux, moins conquérant. Il sens le caractère scandaleux du cliché. Pourtant il est là. Sous son uniforme, la cravate bien nouée, il est présent. Son cœur bat très fort, j’en suis certain. Il savoure aussi cet instant. Que n’a-t-il pas vécu pour aboutir à cet instant ? Des vexations, des violences peut être. La peur d’être découvert ? Une fiancée pour donner le change, abandonnée rapidement ? Le rejet de sa famille, la honte de son père ? Ont-ils frémi lorsque le photographe, forcément complice, a dit “on ne bouge plus” ? Les mains se sont elles resserrées un petit peu ? Se sont ils jetés un regard, une fois le flash éteint? Se sont ils embrassés, pudiquement ? L’autre, plus assuré, a-t-il plongé ses lèvres au creux du coup de l’un, caressant du bout des lèvres la douceur de sa peau ? Inspirant lentement son parfum d’homme, de son homme, qu’il reconnaitrait entre tous et qui le fait vibrer ? Je les imagines. Une rencontre de régiment. Rencontre craintive, des regards fuyants, qui se trouvent finalement, qui jouent à cache-cache avec les autres hommes, qui mentent aux uns et aux autres, à leur famille et peut être justement à une fiancée qui attend au village, des omissions quant aux permissions camouflées pour simplement se retrouver à deux, et partir là où personne ne les reconnaitra, jusqu’à aboutir un jour devant cet appareil photo. Cela a-t-il duré plus que la période militaire ? Ont-ils su, ont-ils pu maintenir cet amour ? J’aime imaginer qu’ils y sont parvenu, mais par quel truchement ? Vieux garçons opportunément voisins ? Qu’ont-ils bien pu faire de leur vie ? J’essaie de leur inventer un trajet de vie. L’un garagiste, l’autre boulanger ? Ou bien Journaliste ? Ouvrier ? Musicien peut être. Mariés infidèles, amants éternels ? Peut être, hélas, que l’un ou l’autre, peut être même les deux, sont de toute façon morts sur un champ de bataille quelques semaines, quelques mois après et qu’à l’instant du dernier soupir, ils ont pensé et vu l’autre.

Ces deux hommes si jeunes, morts désormais, j’aimerai lire leur vie dans leur yeux, deviner et m’inviter dans leur avenir maintenant écoulé, croire, surtout, qu’ils ont été heureux malgré tout, malgré les autres, et que ces deux regards si beaux, ces deux sourires si forts, ces mains réunies si puissantes ont eu le droit à une véritable histoire, que les regards se sont vus vieillir, que les sourires se sont embrassés longtemps, que ces mains se sont caressées pendant des années. Je l’espère intensément, et j’espère qu’avant d’arriver dans cette collection puis page 104 de ce livre, cette photographie est restée dans un portefeuille, dans la poche de poitrine de l’un d’eux et qu’elle a accompagné les battements de son cœur. Qu’elle a été un encouragement dans chacun des moments difficiles. L’assurance que quelque part, l’autre pensait comme lui, et pensait à lui.

Ils s’aiment, Un siècle de photographies d’hommes amoureux 1850-1950.

Ils s'aiment, Un siècle de photographies d'hommes amoureux 1850-1950

Bleu ciel

“The power of love. Le concept de la chanson tête-rebord-fenêtre, dans les moments de solitude où effectivement, on est irrésistiblement attiré par le rebord de sa fenêtre, on penche la tête on regarde dans le vague, on pense au passé, ça ne marche qu’avec un seul type de chanson, de Céline Dion, et ça vaut tous les psy” Boomerang d’Augustin Trapenard, avec Valérie Lemercier.

Moi c’est “Sur le même bateau”.

Accoudé à la balustrade comme sur la passerelle à l’embarquement, le pied posé sur la chambranle. La tête, sur la bordure de l’autre fenêtre restée fermée. Les yeux, dans le ciel. Immaculé. Pur. Vide. Net. Bleu.

Les yeux dans le vague. Une douce euphorie me fait légèrement tanguer. L’envie d’être heureux me tenaille, devant ce ciel vierge, sous la morsure du froid de novembre. L’instant l’est, heureux. Le fond n’y parvient pas totalement : c’est le bonheur d’être triste. Le confinement, le second, déjà, s’installe. Avec lui la rupture d’avec les amis, les proches, d’avec l’affolement du quotidien, les sorties, le cinéma que j’avais retrouvé, les théâtres que je n’aurai pas eu le temps de refréquenter, la salle de sport déjà refermée, l’escalade jamais vraiment récupérée, les sorties motos qui se multipliaient, déjà tuées. Un ciel bleu, intensément, parfait, sans une brume et sans un nuage et qui commence à foncer. Un ciel océanique après une journée de tempête, lavé de tout. Vierge, mais surtout vide. Un soleil, oui, mais le froid mordant de la réalité de novembre. La tempe sur ma fenêtre, la main sur la balustrade de fonte noire, l’esprit divague et je sens s’établir la nonchalance de la mélancolie. Malgré moi, je pense à ma vie d’avant, celle que les impôts, abruptement, viennent de me rappeler en affichant le mot “divorcé” à coté de “statut”. Est-ce bien utile de nous infliger ce rappel ? Célibataire aurait été pareil. Juste, ça aurait rembobiné ma vie un poil plus loin lorsque, plein d’espoir, de naïveté, je ne m’imaginais pas du tout en couple stable, lorsque je n’avais pas gouté à la redoutable satisfaction d’être établi dans un moule social confortable, aujourd’hui encore embelli par l’érosion du temps qui passe, qui poli les bons souvenirs et arrondi le tranchant des mauvais.

Car quoi de plus malheureux qu’un mauvais souvenir, à part un souvenir heureux dont on sait qu’il ne se reproduira plus ? C’est le point de départ idéal pour se laisser glisser entre les draps du désespoir. La tristesse, la rancœur, l’amertume sont des solutions si faciles que les retrouver est presque encourageant. C’est comme une démission, mais en plus passif. Il n’y a même pas besoin de le décider, juste se laisser faire. Une gentille glissade sur une planche que l’on a savonné soi-même.

Mais je n’ai pas envie de cette glissade. Je n’en ai pas envie. Encore moins que de rester cloitré chez moi, ni d’être irréprochable. Pas plus que prétendre l’être. La tempe sur la fenêtre, les yeux mi-clos, je vois le ciel s’obscurcir doucement. C’est le soir. Des lumières, doucement, s’allument.

De toute manière, je sais bien que je briserai ce confinement. Un peu, pas trop, juste assez pour me sentir légèrement coupable, mais pas irresponsable. Juste un peu, par envie d’être heureux, pour boire, manger, fumer et rire. Pour ne surtout pas penser au lendemain, oublier ce qui est perdu, et me perdre dans les regards des amis, le sourire de l’un, l’ironie de l’autre, les regarder et les aimer car finalement, avec eux nous sommes sur le même bateau.

Un doigt de champagne, un toast au départ

Dans les soutes le bagne, et les heures de quart

Des soirées mondaines, des valses ou tango,

Au ombres à la peine un mauvais tord boyau

En attendant l’escale, Athène ou Macao,

Sous les mêmes étoiles, sur le même bateau.

Ça vaut tous les psys.