Voyages

Dans le métro ce matin, j’ai repensé à mes premiers trajets en arrivant en ile de France. Les rames étaient à peu près vierges d’écrans, de toute manière il n’y avait aucun réseau mobile. Les ipods régnaient en maîtres, mais pour le reste les livres en papiers étaient là. Surtout, les regards étaient là. Même dans le vague, perdus, renfermés sur eux même et sur le trajet quotidien, il était possible de croiser des yeux, échanger un vague sourire un peu compatissant, ou alors de connivence lorsqu’on se surprenait à regarder ensemble quelque chose ou quelqu’un et qu’en s’interrogeant du regard, on savait qu’on était d’accord sur la conclusion. J’ai la chance de faire une bonne partie de mes trajets sur une ligne de surface. Les yeux peuvent s’égarer sur les façades des immeubles. S’agripper aux œuvres de street-art. Comparer les architectures. Constater le temps qu’il fait. Voir le soleil, un peu.

Ça n’est pas forcément merveilleux. Les immeubles, ce sont aussi ces tours assez vilaines du quartier Olympiade. D’autres immeubles un peu ratés, qu’un architecte a dû trouver harmonieux sur le papier et qui se révèlent décevants une fois élevés. D’autre encore où l’architecte, blasé, n’a pas même fait l’effort d’essayer. Mais ce n’est pas grave, même moche, même quelconque, les yeux sont sur le lointain.

Dans le métro ce matin, j’ai constaté que les têtes étaient baissées. Juste des têtes fléchies, avachies, pesantes, courbées sur des écrans illuminant en blanc froid, en bleu, des yeux cernés, fatigués, clignotants. Plus de regard sur le voisin, sur la voisine. J’ai réalisé que moi même, je ne jetais plus un œil à la dérobée que sur l’écran d’un autre, que je n’imaginais plus en fonction de la personne, mais en fonction de son écran. Une série, un jeu plus ou moins débile, traduisent ils un simple sentiment d’ennui, et l’espoir d’oublier ce temps de transport ? Un jeu plus complexe, et je m’interroge sur ce gamer : que va-t-il chercher dans ce monde virtuel ? Quelle quête est il en train de réaliser ? Combien de temps y consacre t il ? Est-ce totalement solitaire, ou bien a-t-il des amis dans cet environnement virtuel ? Un article de presse, et je cherche à connaitre l’origine. Généraliste genre Le Monde ? Libé ? 20 minutes ? Le Figaro ? Ou un spécialiste quelconque ? J’imagine ce qui se passe dans la tête des lecteurs. Pourquoi ce site ? Pourquoi cet article ?

Par exemple, ce jeune homme en costume de milieu de gamme, pourquoi Le Figaro ? Est-ce le hasard d’une agrégation google news ? Ou bien est ce vraiment son affinité ? Soudain je l’imagine, partir le matin, embrasser vite fait sa copine, un lacet mal fait et les cheveux encore humides. J’imagine un appartement quelconque de place d’Italie. Pas fou, mais pas minable non plus. Un deux pièce un peu minuscule, certes, mais qu’elle a arrangé comme elle a pu, avec quelques guirlandes lumineuses, un terrarium qu’on lui a offert parce que c’est à la mode, un peu de désordre et de la vaisselle ikéa dans la kitchenette. Ce n’est pas chez lui, ce n’est pas chez eux, en fait, c’est chez elle. L’armoire est remplie de vêtements féminins, rien qui ne soit à lui. Les murs, grelés de photos où il n’est pas, mais où elle pose avec d’autres, en Amérique du sud, et puis aussi au Maroc, et beaucoup, beaucoup, des images d’océan. Va savoir pourquoi. Pourquoi n’est il pas là ? Comment en sont-ils arrivés là? Je les pense amants de circonstance, je jette un regard à son annulaire, vierge. Elle est Parisienne, ils se sont connus il y a longtemps. Lui il vient de l’Est, ou non, plutôt du Sud. Orléans, ou plus loin encore, pourquoi pas Vierzon ? Il est venu pour un entretien quelconque. Un stage, ou un emploi, même. Il sent le crépuscule de la vingtaine arriver bien plus vite que prévu, et sans doute veut il rejoindre la capitale pour se rapprocher d’elle. Une amoureuse d’il y a longtemps, des études, et qu’il a l’espoir d’accrocher plus longtemps, car il sent qu’ils sont faits pour être ensemble mais il n’a jamais osé le lui dire, de peur de se faire rembarrer. Il en a assez de Vierzon, des potes toujours pareils, de sa mère qui veut le voir tous les dimanches, et de son père qui lui casse les couilles à radoter toujours les mêmes conneries. Alors il espère arriver ici, trouver son logement pas loin et petit à petit, de nuit volées en baisés échangés, se fixer un peu. Il escompte, semaines après semaine, l’apprivoiser et sans jamais le lui dire franchement entrer dans sa vie, moitié par habitude, moitié par effraction. Il se voit père, si ça se trouve. Il n’imagine pas que pour elle, il n’est pas grand-chose. Un pote qui baise bien, qu’elle n’assume pas auprès de ses copines, dont elle ne raconte même pas la présence, régulière pourtant, le temps d’un weekend. Lui l’aime. Elle, elle l’aime bien. C’est tout le drame qu’il ignore, qu’il soupçonne peut être au fond de lui mais qu’il souhaite, tout aussi vaguement inconsciemment, conjurer petit à petit. Il y pense un peu, à cet instant, alors que ses yeux marron clair glissent sur les lignes sans les lire vraiment. Il passe sa main dans ses cheveux en désordre, au fond il est assez beau, ce garçon, avec son physique quelconque mais attachant, son nez un peu court et retroussé, une barbe irrégulière mais qu’il conserve pour faire plus vieux et parce que c’est à la mode. Sa peau garde quelque traces de l’adolescence, mais elle est assez belle, pas grisâtre, avec quelques petites rides au front et à la commissure des yeux. Le cou est convenable dans ses proportions, et s’engouffre dans un col de chemise un peu déserré. Sans la cravate, le premier bouton serait ouvert, et alors peut être que quelques poils s’échapperaient. Ce qui ne va pas c’est justement sa chemise mal repassée. Elle a souffert du passage dans la valise, dans le TER de Vierzon. Et cette cravate un peu trop large au nœud approximatif. Il n’en a pas l’habitude mais tout en s’en défendant auprès de ses potes, il aime bien car il se sent plus important et digne, plus adulte, ainsi. Il est encore trop jeune, probablement, pour savoir qu’on reste enfant toute notre vie, que seules les circonstances nous forcent à être adulte, responsable, pénibles. Le reste, ma foi, pourquoi pas. Il passe encore la main dans sa tignasse, quitte cet écran froid, relève la tête, jette un regard vif sur les murs de la station dans laquelle la rame s’engouffre. Je vois une inspiration rapide, un frémissement des narines. Il tourne la tête, nos regards se croisent. Je choisis de soutenir un peu ses yeux. Marron clair.

Au fond, je veux qu’il sache que je l’ai vu et que dans ce métro, il m’a fait voyager tellement plus loin que ce que mon écran, qui s’est éteint, n’aurait jamais pu le faire.

Un nom

A demi allongé, avachi sur les oreillers, débraillé et décoiffé, un peu emmêlé dans la grande couette, je savourais mon bouquin. Le bouquin d’évasion parfait, qui pourrait être une série Netflix idéale, mélange de grandes intrigues sur plusieurs chapitres et de petites péripéties sur quelques paragraphes, de faits d’épisodes quotidiens presque répétitifs mais dans une trame plus extraordinaire, bref la chose idéale pour se laisser emporter tard le soir alors qu’il faudrait dormir et tout aussi tard le matin alors qu’il faudrait… Non, il ne faudrait rien, c’est OK après tout de trainer un samedi matin. Plongé dans la chaleur du lit, laisser les yeux glisser sur les lignes, l’esprit s’évader… L’héroïne vaquait à ses occupations et puis soudain, il a fallu que l’auteure précise un nom de rue. Le nom de mon ex-mari. Voir ces syllabes accolées m’a arraché de l’univers du bouquin, comme on ouvre trop brutalement les rideaux d’une pièce plongée dans une rassurante pénombre. Cette irruption d’une part de ma réalité m’a laissé hébété, à l’arrêt. Bloqué. Je n’arrivais plus à faire avancer mon regard. Fixant ces quelques malheureuses lettre juxtaposées, je ne parvenais pas à accepter leur présence ici. Pourquoi m’imposer ça, moi qui était si bien, vautré dans ma matinée de weekend, feignant d’ignorer un programme de la journée pourtant presque minuté ? Au fond de moi, je sentais les sentiments fourbir leurs armes, l’inconscient pousser au naufrage, le conscient écopant à toute allure, et la zone grise un peu entre les deux faisant n’importe quoi. Le pessimiste me hurlait que voilà où j’en étais : loque plus proche de la quarantaine que de la trentaine, échoué lamentablement en travers d’un lit entouré d’une chambre mal rangée, en plein refus de la réalité et préférant une pauvre série romanesque tout à la fois de gare et à l’eau de rose. L’optimiste, l’œil torve et un peu grinçant, renchérissait en acquiesçant : “ouais, ouais, and so what, c’est quoi ton problème avec ça, tu vivais pas déjà ta meilleure vie quand tu restais enfermé dans ta chambre le matin, adolescent, perdu dans tes livres, t’es pas bien là, pas lavé, un plateau plein de miettes du petit déjeuner éparpillées autour d’un mug sale, les pieds à l’air, c’est quoi ton problème, ose dire que ça ne te manquait pas, marié, ces moments de relâchement et de solitude, ose seulement le dire!”. Effectivement, je ne pouvais pas le dire. Les matins à deux, relâchés, je les aimais bien aussi pourtant, aussi. Avec cependant, toujours au fond de la tête, l’inquiétude de ne pas oublier ses envies à lui. Les yeux toujours figés sur le livre, je repensais à ce nom que j’ai chéri, si fort, et que pourtant j’avais refusé d’adopter. Crainte inconsciente d’aller trop loin ? De trop m’impliquer, d’effacer mon identité ? J’ai toujours trouvé regrettable et jamais compris cette habitude de changer de nom lors d’un mariage, à fortiori car ce sont presque toujours les femmes qui concèdent ce sacrifice. Ce n’est qu’un nom, mais un nom ce n’est pas rien. Quelle dose d’enthousiasme, d’abandon de soi faut-il pour renoncer ainsi à son nom et l’histoire qui y est associée, et en accepter un autre qui porte lui aussi une histoire, mais pas la même ? Quel niveau de souvenirs déplaisants sont nécessaires ? J’avais trouvé amusant, un peu après mon mariage, de mélanger nos noms pour en créer un de toute pièces à destination des réseaux sociaux, là où un relatif anonymat était souhaitable. C’était un peu romantique, et cette création ex-nihilo, était à nous et à nous seul, sans l’histoire de nos familles. Ca n’était qu’un pseudonyme, mais il était commun, et créé par nous, pour nous. Je repensais à nos discussions sur le sujet, quelques mois, quelques semaines même encore, avant la rupture. De fil en aiguille, je repensais à ma douleur, au moment de renoncer à l’alliance, ce bête anneau de métal gravé d’un prénom et d’une date, symbolique lui aussi, comme un nom. J’ai senti s’embuer mes yeux. Si en plus, il avait fallu changer de nom, revenir en arrière… Mon pouce, comme, encore aujourd’hui, je recherche un peu de réconfort, parti à la recherche du métal tiède et lisse, à l’intérieur de l’annulaire gauche. Je repensais à mon émotion au moment où il me le glissa au doigt; une émotion presque craintive tant l’ampleur et l’audace de l’engagement qu’il représentait me stupéfiait. De la page, mon regard glissa dans la chambre, vers la petite coupelle où cet anneau est déposé depuis plus d’un an désormais. Je me suis promis de le ranger définitivement vendredi prochain. L’audace n’était pas si forte. L’ampleur, pas si importante. Dans un soupir, je décidais qu’il était temps de poursuivre. Mon regard rechercha sur la page les quelques lettres aussi émouvantes que dérangeantes, et glissa sur la suite. Le lit, la couette, le désordre, petit à petit, s’estompèrent jusqu’à disparaitre. L’histoire continue.

Heureuse tristesse

Un sentiment m’assaille, à chaque arrivée là-bas. Tellement ambivalent que je peine à le définir, mais que j’ai le sentiment de si bien connaitre et si bien retrouver. Chaque fois, je pense au premier paragraphe du premier roman de Sagan. “Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsède, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres”.
Un sentiment que je ressentais souvent, avant d’être en couple, que j’avais un peu oublié, pendant, et qui ressurgit. “Une soie énervante et douce, qui me sépare des autres”, est l’image quasi exacte.
La volonté de tout couper, d’oublier le monde, de me rabougrir dans mon coin de campagne avec l’espoir également angoissant et rassurant d’y être oublié. Imaginer une vie en presque autarcie, seulement occupé à faire survivre ces murs biscornus et ce toit bancal. Me plonger et même me noyer dans une forme de renoncement, comme on plonge dans un roman, vous savez, ce genre de roman où l’on s’imprègne tellement de tout qu’il semble plus réel que nos vies un peu absurdes. En ce moment, je me noie dans un roman se déroulant à la fin du 19eme siècle en Ariège. C’est dire.

Et puis, comme c’est la vraie vie, je me secoue, je mets à exécution une part seulement de ce renoncement : en déposant le smartphone, j’abandonne la connexion permanente au monde et en quelques heures le bonheur s’installe. La morosité est remplacée par le plaisir de vivre doucement, hors des soucis habituels, remplacés seulement par les préoccupations très concrètes envers ces murs biscornus et ce toit bancal.
Les jours passent. Les amis aussi. Un oiseau rentre dans la maison, je l’en fais sortir. Des lézards se promènent. Une pluie noircit la terre, le soleil la fait ensuite fumer en parfumant l’air. Une randonnée succède à des menus travaux. J’y regrette de ne pas être capable de reconnaitre les essences des arbres, des fleurs, des cultures, et d’en connaitre les dangers ou les vertus. La soie n’est plus énervante et douce, mais seulement douce.

Et puis, vint le départ. Je suis parti sur un coup de tête, l’envie de rester sur une bonne journée. Je ne voulais pas laisser à la soie le loisir de redevenir énervante. En une heure, deux peut être, j’ai tout remis en état de veille et c’est le cœur lourd que je suis parti, obsédé par l’indécision, encore, quant à ce que je veux faire de ce lieu.

Je n’ai pas fait 2 kilomètres que, saisi par la beauté de la fin du jour et du début du crépuscule, je me suis arrêté.

Là, le long de la route, j’ai le sentiment de sentir simultanément la vacuité de l’existence et son indéniable intérêt. La sensation est profonde, car elle est sincère. Il n’y a pas, ou si peu, d’artifice à ce moment.
Il a plu. C’est vert, jaune, rose, bleu, violet. L’air légèrement frais sent la terre et le petrichor. Le soleil est rasant, il dessine les collines, inonde pour quelques minutes encore le fond de la vallée, s’éclate sur les moindres obstacles, arbres, moutons, clôtures, vaches, étirant des ombres toutes en nuances de vert. C’est beau, c’est simple, c’est tout. Une brume se forme devant moi, âcre, un peu musquée. Piquante et chaude. Des volutes s’épanchent, s’estompent, étalant une odeur de cavalerie et de vanille, d’animal sauvage et d’encens, presque de renfermé, comme la maison lorsqu’on y entre après une longue absence.
Tout parait si réel, à ce instant. Tout l’est, précisément. La vie semble consistante, sincère, franche, immuable. Et pourtant aussi sensible, fragile, fugace.
En tous cas, je renonce à la comprendre et m’applique seulement à la savourer.
L’envie me traverse de vouloir rester, seul s’il le faut. Et même, en fait, précisément seul, oui. Je me rêve de nouveau hermite, hors du monde. L’idée revient comme à l’arrivée, différente pourtant, car les amis sont passés. Comme l’instant, l’envie est aussi fugace qu’ambivalente. Elle est un paradoxe parmi tous ceux qui permettent de vivre.
Je me retourne, plonge les yeux dans la forêt, verte sombre. La nuit commence à gagner.

Soudain, un tracteur antédiluvien surgit dans un concert de claquement et de grincement. Juchés dessus, elle au volant, lui sur le garde boue gauche, deux jeunes, fin de vingtaine, tressautent au rythme du moteur et des bosses de la route. Ils rient. Ils me font signe. Je leur réponds. Je suis jaloux, mais les voir heureux me rend heureux.

J’inspire une dernière bouffée de cet air fraichissant, expire profondément. Il est temps de vraiment partir.