Un sentiment m’assaille, à chaque arrivée là-bas. Tellement ambivalent que je peine à le définir, mais que j’ai le sentiment de si bien connaitre et si bien retrouver. Chaque fois, je pense au premier paragraphe du premier roman de Sagan. “Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsède, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres”.
Un sentiment que je ressentais souvent, avant d’être en couple, que j’avais un peu oublié, pendant, et qui ressurgit. “Une soie énervante et douce, qui me sépare des autres”, est l’image quasi exacte.
La volonté de tout couper, d’oublier le monde, de me rabougrir dans mon coin de campagne avec l’espoir également angoissant et rassurant d’y être oublié. Imaginer une vie en presque autarcie, seulement occupé à faire survivre ces murs biscornus et ce toit bancal. Me plonger et même me noyer dans une forme de renoncement, comme on plonge dans un roman, vous savez, ce genre de roman où l’on s’imprègne tellement de tout qu’il semble plus réel que nos vies un peu absurdes. En ce moment, je me noie dans un roman se déroulant à la fin du 19eme siècle en Ariège. C’est dire.
Et puis, comme c’est la vraie vie, je me secoue, je mets à exécution une part seulement de ce renoncement : en déposant le smartphone, j’abandonne la connexion permanente au monde et en quelques heures le bonheur s’installe. La morosité est remplacée par le plaisir de vivre doucement, hors des soucis habituels, remplacés seulement par les préoccupations très concrètes envers ces murs biscornus et ce toit bancal.
Les jours passent. Les amis aussi. Un oiseau rentre dans la maison, je l’en fais sortir. Des lézards se promènent. Une pluie noircit la terre, le soleil la fait ensuite fumer en parfumant l’air. Une randonnée succède à des menus travaux. J’y regrette de ne pas être capable de reconnaitre les essences des arbres, des fleurs, des cultures, et d’en connaitre les dangers ou les vertus. La soie n’est plus énervante et douce, mais seulement douce.
Et puis, vint le départ. Je suis parti sur un coup de tête, l’envie de rester sur une bonne journée. Je ne voulais pas laisser à la soie le loisir de redevenir énervante. En une heure, deux peut être, j’ai tout remis en état de veille et c’est le cœur lourd que je suis parti, obsédé par l’indécision, encore, quant à ce que je veux faire de ce lieu.
Je n’ai pas fait 2 kilomètres que, saisi par la beauté de la fin du jour et du début du crépuscule, je me suis arrêté.
Là, le long de la route, j’ai le sentiment de sentir simultanément la vacuité de l’existence et son indéniable intérêt. La sensation est profonde, car elle est sincère. Il n’y a pas, ou si peu, d’artifice à ce moment.
Il a plu. C’est vert, jaune, rose, bleu, violet. L’air légèrement frais sent la terre et le petrichor. Le soleil est rasant, il dessine les collines, inonde pour quelques minutes encore le fond de la vallée, s’éclate sur les moindres obstacles, arbres, moutons, clôtures, vaches, étirant des ombres toutes en nuances de vert. C’est beau, c’est simple, c’est tout. Une brume se forme devant moi, âcre, un peu musquée. Piquante et chaude. Des volutes s’épanchent, s’estompent, étalant une odeur de cavalerie et de vanille, d’animal sauvage et d’encens, presque de renfermé, comme la maison lorsqu’on y entre après une longue absence.
Tout parait si réel, à ce instant. Tout l’est, précisément. La vie semble consistante, sincère, franche, immuable. Et pourtant aussi sensible, fragile, fugace.
En tous cas, je renonce à la comprendre et m’applique seulement à la savourer.
L’envie me traverse de vouloir rester, seul s’il le faut. Et même, en fait, précisément seul, oui. Je me rêve de nouveau hermite, hors du monde. L’idée revient comme à l’arrivée, différente pourtant, car les amis sont passés. Comme l’instant, l’envie est aussi fugace qu’ambivalente. Elle est un paradoxe parmi tous ceux qui permettent de vivre.
Je me retourne, plonge les yeux dans la forêt, verte sombre. La nuit commence à gagner.
Soudain, un tracteur antédiluvien surgit dans un concert de claquement et de grincement. Juchés dessus, elle au volant, lui sur le garde boue gauche, deux jeunes, fin de vingtaine, tressautent au rythme du moteur et des bosses de la route. Ils rient. Ils me font signe. Je leur réponds. Je suis jaloux, mais les voir heureux me rend heureux.
J’inspire une dernière bouffée de cet air fraichissant, expire profondément. Il est temps de vraiment partir.