Jeanne – Papiers

La table du salon était impeccablement propre. Pas une poussière ne venait perturber le lustre du bois verni. C’était un beau plateau en bois brun chatoyant . Du merisier, probablement. Classique. Le large plateau était encadré de 6 chaises du même acabit, à l’assise tendue d’un genre de velours cramoisi un peu défraîchi mais là aussi, soigneusement entretenu. Le plateau était un peu encombré de tout un tas d’empilement. Une petite boîte en carton, genre boîte à chaussure d’enfants, contenait une profusion de médicaments et de matériel médical. Un lecteur de glycémie, plusieurs seringues d’injection. À côté, des papiers imprimés, soigneusement triés, portaient la marque de pliure indiquant qu’ils était arrivés par la poste. D’un coup d’œil, on pouvait lire des trajets de train, une correspondance, un plan, une réservation dans une auberge. Les éléments importants étaient surlignés. Un numéro de téléphone était écris en gros en tête de page, au stylo noir. Un cahier d’écolier, lui aussi soigneusement aligné, avec un stylo Bic transparent, complétait l’alignement qui se terminait par une orchidée violette magnifique. Au centre enfin, une bonbonnière trônait.

Derrière les sièges, imposant, régnait un buffet vaisselier du même bois. Massif, les coins arrondis et les corniches un peu moulurées, il écrasait de son poids toute la pièce. Impeccablement vernis, soigneusement épousseté ses étagères du haut n’étaient pas garnies de vaisselles mais d’une collection de figurines en porcelaine. On pouvait distinguer des santons, et des représentations de divers personnages ruraux, de la lingère au berger. À côté du buffet, une porte vitrée donnait sur un couloir d’où s’échappaient deux voix féminines.

– Et alors il y avait ce mot ci, dans le courrier, bien plié. Regardez Mme Pernin. C’est l’écriture de la petite Inès, n’est ce pas une jolie écriture ?

On distinguait nettement la voix un peu perchée de Jeanne.

– Il y avait les billets, avec. C’est si gentil. Oh, je le savais, Emilie m’avait déjà tout dit. C’est une auberge, à quelques kilomètres seulement de la maison.

– Mais pourquoi avoir refusé d’aller dans la maison ? Vous m’aviez pourtant dit que c’était grand, et qu’ils vous avaient promis une chambre seulement pour vous.

– Jamais je n’aurai voulu. Vous savez je n’ai pas quitté cette maison depuis des années, des décènies mêmes. Non, je n’allais pas me retrouver tout le temps avec eux. J’ai mes habitudes, et je dors peu, je n’ai pas leur rythme, je le vois bien quand ils viennent ici quelques jours ce n’est pas vivable pour moi. Je lui avais dit…

– et c’est pour ça qu’elle a cherché cet hôtel ? Vraiment Jeanne, votre petite fille est une crème.

– une auberge. C’est une auberge. Surement que c’est plus familial qu’un hôtel et avec moins de manière, en tout cas j’espère. Et ils viendront me chercher le matin, un jour sur deux à peu près, et comme ça je suis avec eux et Inès, mais pas tout le temps, c’est bien ainsi. Je ne dérange pas, et je reste tranquille. Voyez, le prospectus ? Il y a même un étang à coté.

On entendait quelques papiers changer de main.

– Quand même à votre âge, quelle aventure ! Mais rassurez vous, Jeanne, pour le jardin, c’est parfait, je m’occupe de tout. Il sera impeccable à votre retour, j’ai promis.

– Oh ce n’est pas si grave, je vous épuisez pas à la tâche, vous avez déjà votre ouvrage, repris la voix de Jeanne. Pensez juste à ramasser les tomates mures, et donnez les à monsieur le curé, il saura bien les distribuer. Je vous ai montré où étaient les boites ?

– Déjà avant-hier, Jeanne, déjà avant-hier. Je sais tout, partez tranquille ! En plus, on a tout le temps d’en reparler, c’est dans plus de 10 jours le grand départ !

Une signature

La pièce était blanche. Grande. Neutre, presque médicale. Quelques œuvres au mur. Un peu modernes, un peu dépouillées elles aussi. Vaguement irréelles. Le bureau, immense. 4 sièges, devant. Assez confortables pour ne pas s’en plaindre. Pas assez pour vouloir y rester. Chacun, masqués, silencieux, alignés, rendaient l’atmosphère plus chirurgicale encore. Funèbre, même. Je m’étais installé le premier. Second siège en partant de la droite face au bureau. Avocat, moi, avocat, lui.

J’ai écouté, d’une oreille distraite. A force de craindre un moment, on s’y prépare tellement qu’on ne le vit même plus. J’ai attendu que ça passe, reclus profondément au fond de moi. J’étais surpris de n’y trouver rien qu’une indifférence lasse.

On s’est à peine adressés la parole, à peine regardés. On a écouté le notaire. Il n’y avait même pas à dire oui, il y avait juste à acquiescer une fois l’énoncé du bilan juridique et patrimonial de presque 8 ans de vie commune achevé, et à signer.

J’étais ému de le voir. J’avais un peu envie de pleurer, mais sans savoir pourquoi vraiment. Tristesse d’en être là ? Pleurer sur moi, sur nous ? Pleurer de rage, de jalousie ? Peut-être même pleurer de vouloir pleurer et constater que finalement non, constater combien la distance s’est créée, le vide s’est gonflé. Pleurer face au vide. Pleurer de le regarder furtivement en me disant “il aurait pu être mon époux, encore. Et comment le regarderais je alors ? Serais-je encore amoureux, admiratif de lui sans condition ? Verrais-je ses petits défauts, qui m’amusaient ? Est-ce que j’ignorerais encore plus ou moins consciemment ses failles ? Serions nous devant un notaire pour un nouveau pas commun, serais je attentif pour le protéger et m’assurer qu’il vivait ce moment avec le même sentiment d’engagement et d’accomplissement que moi ?”

Je ne sais pas du tout. Je n’avais pas la réponse. Le monologue se poursuivait, mon indifférence s’ancrait. Que pouvait il bien ressentir ? Du soulagement d’en finir ? De pouvoir achever notre union et s’engager plus intensément avec celui qui m’a remplacé ? Qui m’a rayé, oblitéré, tué ? À cette idée, une pensée de rage et de haine froide éclata en moi. Le désert, vide et glacé, devint instantanément brûlant, furieux, méchant. La douleur, tenace, pénible, irradiante, enfonçait ses griffes odieuses et labourait rageusement le nouveau monde personnel et serein que je m’efforce d’ordonner en moi. Se quitter, à la rigueur. Etre remplacé, en revanche, non. Pas encore. Trop dur.

Et puis, il a parlé. Le vide a implosé d’un coup sur la rage, mon cœur eut un raté. Je sais et réalise chaque fois combien sa diction assez reconnaissable, son très léger accent de Toulouse, ont participé à la séduction, le premier jour, et les 2500 suivants. Finalement, l’amour se fixe sur pas grand-chose, et se déploie ensuite sur tellement. Il enveloppe. Adouci. Embelli.

Furtivement, j’ai jeté un coup d’œil. J’ai pensé que si nous avions été encore ensemble, je me serai amusé de ses nouveaux cheveux blanc, je l’aurai un peu charrié, il aurait grogné, j’aurai ri, et je l’aurai embrassé, parce que ça aussi m’aurait séduit. J’aurai pensé au temps qui passe et que nous passions ensemble et l’un pour l’autre.

Là, j’ai pensé qu’encore un peu de temps et il ne pourra plus nier la quarantaine. C’était un peu cruel. Je m’en voulais un peu, de cette cruauté qui dénotait une méchanceté revancharde, et encore plus une certaine distance et indifférence. Peut être même, un peu de lucidité.

L’idée me vint qu’il était séduisant, encore, mais qu’il allait vieillir. Je pensais que par contre, je ne m’en rendrais plus compte que de loin en loin, et encore, peut-être. Et que moi aussi, je vieillissais. La cruauté a ceci de juste qu’elle est toujours à double tranchant.

J’ai repensé à lui et à moi, 9 ans avant. J’ai repensé à cette aventure menée tambour battant. Il battait la mesure, et j’ai beaucoup suivi. J’admirais cette capacité d’entrainement. Aujourd’hui je constate que j’ai trop suivi le son du tambour. Ne l’aurais je pas fait, nous serions allés moins loin ensemble, peut-être. Ou au contraire, le battement n’aurait pas cessé. Nul ne le saura jamais. Les dégâts auraient été moindres, peut-être. La lucidité, aussi, certainement.

Il était caché sous son masque, le mien m’étouffait. Le monologue, enfin, s’est achevé. J’ai signé. Une signature gribouillée, ratée, sèche, vilaine. Jetée par dépit, bien loin de celle, appliquée, soignée, ronde, optimiste et engagée, offerte le 14 septembre 2013.

On s’est levé, je l’ai raccompagné. On a échangé quelques mots factuels. Les masques, le lieu, les avocats, de toute manière, interdisaient toute effusion, toute confession et même, toute émotion. En fait, il n’y avait rien à dire. Il n’y avait pas besoin d’avoir la curiosité malsaine de savoir sa vie nouvelle. Il n’y avait pas besoin non plus d’étaler impudiquement la version brillante de la mienne. Il n’y avait que la lassitude. Je l’ai regardé, je ne voyais que ses yeux. Au fond de moi je sentais, teinté d’un peu d’amertume, de rancœur et d’un soupçon de mépris, simplement une forme de respect.

Ce n’était pas si mal, et je ne pouvais pas mieux.

Ce n’était que l’avant dernière étape.

Ce n’est que bien plus tard, rentré, seul et chez moi, que j’ai laissé échapper quelques larmes sur ce passé révolu et cet avenir que je ne distingue pas.

Les boulevards et les caniveaux

Décidé, résolu, j’avançais en enjambant les boulevards comme un enfant un caniveau. Sans trop fait attention, sans pensée, même, sauf peut être celle d’accomplir l’objectif de la journée.

La semaine s’achevait, une semaine de plein retour à la vie d’avant, puisqu’il est entendu qu’il y a un monde d’avant et un autre d’après.

Soigneusement, j’en avais bourré l’agenda jusqu’à l’engorgement, ne me laissant pas une seule soirée de libre. L’unique restée disponible me sembla d’ailleurs si insupportable que je renouais avec la salle de sport, bouclant ainsi le retour à la normalité des derniers mois. Décidé, résolu, mais à quoi ? Il est infiniment pesant de ne pas le savoir. Enchaîner les moments comme les perles sur un bracelet, ou les trophées sur une étagère sans parvenir à en distinguer l’utilité, est tellement consternant que même la tristesse de le constater est fade. L’utilité. Le voilà, ce mot et cette valeur problématique. Se sentir bien ? Mais pour combien de temps ? Faire partie d’un groupe, d’une communauté ? Mais pour quel aboutissement ? Je n’ai eu d’autre choix que de m’interroger sur la logique de ma vie passée, et j’ai probablement eu tellement peur d’effleurer la réponse que j’ai interrompu la réflexion. Si le vrai savoir est de connaître ses incompétences, sans doute suis-je un plus informé qu’il y a un an ou deux, mais en suis je plus heureux ? L’ignorance est un lit confortable.

Car le soir, lorsque vient le temps de tirer le bilan de la journée, la tête sur l’oreiller, la lancinante angoisse cachée entre le draps ressurgit comme le monstre du placard de l’enfant : celle de l’abandon. Craindre une vie et une mort solitaire, sans personne à qui penser, en n’ayant pour seule source de préoccupation que soi même, lorsqu’on est fondamentalement solitaire parce que l’on n’a pas eu d’autre choix que d’apprendre à l’être, c’est finalement ironique. L’avoir comblé -la crainte et la vie- en répétant la pantomime de la vie en société dont même les catharsis sont soigneusement organisées prouve bien, d’ailleurs, tout à l’a fois la triste inutilité de l’ensemble, et quelque part la beauté qui réside dans cette organisation de l’inutile.

Décidé, résolu, ayant enjambé les caniveaux des boulevards, j’entrais dans cette boutique, j’écoutais le vendeur conseiller une autre cliente accompagnée de son conjoint, je constatais qu’après l’avoir accompagnée à la caisse il ne revint pas, oublieux de ma présence pourtant évidente. Je fis mon choix de ce casque d’escalade sans regarder le prix parce qu’après tout, qu’importe. Bien poliment cependant, je remerciais à la caisse le vendeur inattentif dont le physique était une forme d’excuse, quittait le magasin, propriétaire d’un casque, de son carton d’emballage et de son sachet plastique à usage unique, quoi qu’en prétende les inscriptions hypocritement apposées dessus.

Grimper à un mur ou une falaise, ça ne sert à rien sauf peut être se donner un objectif dont l’atteinte reste assez accessible pour ne pas être perturbé par un hasard malencontreux, mais autant le faire en se protégeant un peu. C’est probablement ça, vivre.
Il faudrait qu’on apprenne, À vivre avec ça…

Je suis fan de ce nouveau titre.

Jeanne – Décision

Mon Lucien

Je me suis décidée : je vais rejoindre Inès et Emilie dans le Jura. Finalement c’est Mme Pernin qui m’a fait basculer, parce que monsieur le curé semblait un peu inquiet quand même par ce projet, mais je ne lui ai pas encore dit ma décision. Comme elle m’a dit qu’elle prendrais soin du jardin pendant mon absence, j’ai pensé que je pouvais te laisser aussi quelques temps. Et puis aussi, Inès m’a dit encore au téléphone mercredi dernier qu’elle voudrait bien sa mémé en vacances pour faire de la bicyclette. Seulement, moi, avec mes jambes et mon souffle, je n’en fait presque plus du tout, j’espère qu’elle ne sera pas trop déçue, pauvre petite. Elle me rappelle tellement la cousine que j’aimais tellement. Ils étaient venu d’Espagne avec mes parents, le même exode, et puis ils se sont fâchés alors que j’étais au cours élémentaire, et ils sont partis, on ne m’a jamais dis ce qu’il s’était produit.

Je crois qu’Emilie est en fait un peu inquiète de ma résolution, à tous les coups, elle me trouve trop vieille pour pareil périple, et surement pensait elle que je n’accepterai jamais de venir lorsqu’elle me l’a proposé, comme chaque année depuis qu’ils vont là bas. Mais c’est qu’elle a de la ressource la petite vieille !

Maintenant, je vais te dire la vérité : j’ai très peur, et je ne sais pas dans quoi je me suis embarquée ! J’ai déjà sorti ma vieille valise, comme quoi j’ai eu raison de l’entretenir depuis 20 ans qu’elle n’a pas servie, je l’ai posée dans l’ancienne chambre et je commence déjà à y ranger des affaires à ne pas oublier. En plus je ne sais même pas encore où coucher et je ne sais pas comment m’y prendre ! Emilie m’a dit que maintenant les gens utilisent un site de l’internet pour ça, bouquigue cela s’appelle, mais je n’y connais rien à ce charabia, je lui ai demandé de me trouver un petit quelque chose, pas loin de chez eux. Et moi il faut que je demande à Monsieur Bardou s’il voudrait bien m’emmener encore à la gare de Château Renault pour acheter des billets de train. Emilie m’a dit qu’elle viendrait me chercher à la gare à l’arrivée, il faut encore que je trouve quelqu’un pour m’emmener prendre le train à Tours.

Oh, Lucien, si tu savais comme cette idée m’excite et m’effraie en même temps… Je me sens demoiselle de nouveau, mais j’ai peur comme pour un premier voyage. Le Jura, te rends tu compte ? C’est à des centaines de kilomètres !

Les fraises ont terminé, presque, j’ai plus d’une trentaine de pots de confiture, et les carottes seront précoces cette année je crois bien.

Jeanne – La gare de Château-Renault

Mon tendre,

Encore une journée de mauvais temps. Je m’inquiète pour le jardin, il faudrait que ça commence à murir, et les laitues vont avoir trop d’eau. Je suis heureuse d’avoir pu venir te voir entre les averses. Certaines plaques ont été renversées par le vent sur les monuments voisins du tien, et aussi celle de tes anciens collègues. Je les ai remises d’aplomb. Je suis passé voir aussi ce pauvre monsieur Charles. La dalle finale n’a pas encore été installée, et les fleurs ne sont pas très jolies. Je ne sais pas si elles viennent de chez Romy, ça m’étonnerait tout de même car ils fait des compositions plus jolies, d’ordinaire. Oui bien les gens ont été chiches. Tout de même, regarder à la dépense pour ça. Je lui emmènerai un bouquet coloré la prochaine fois, il le mérite bien. D’ailleurs, M. Romy a reçu de bien jolis petits rosiers, oh, je ne suis pas envieuses, mes Lady Diana son très jolis cette année.

Je repense beaucoup à ce voyage dans le Jura.

Comme je veux savoir, monsieur Bardou m’a emmené à la gare de Château-Renault avec sa voiture samedi, oh, je ne l’ai pas dérangé, il avait à faire là bas aussi m’a-t-il dit, même si je me demande s’il ne ment pas un peu pour ne pas m’embarrasser. Il m’a raconté qu’il devait aller dans un magasin de jeux pas loin de la gare, pour un cadeau pour son petit fils, mais il ne doit pas le voir avant la fin de l’été, alors il avait bien le temps. En tout cas ça m’a bien arrangée, car je ne peux plus aller à Château Renault en vélo, pauvre petite vieille que je suis. Sur place, le cheminot au guichet m’a bien renseignée, même s’il n’était pas très aimable, mais surement voit il tellement de gens pénibles, je sais ce que c’est que de recevoir les gens pas toujours très polis. A la boutique, j’en ai vu des malotrus, et pourtant ils me connaissaient et j’étais aimable avec tout le monde, sauf la veuve d’Esprey qui était beaucoup trop prétentieuse. Enfin. Et bien, c’est compliqué, il n’y a pas de train depuis Château-Renault, il me faudrait aller à Tours prendre un premier train pour Lyon, et là, un second pour rejoindre Lons le Saunier, car là bas Emilie peut venir me chercher en voiture. Tu imagines cette aventure ? Je crois que je ne suis pas monté dans un train depuis que nous avions emmené Jean-Claude à l’océan. Te souviens tu de ces quelques vacances à l’ile d’Oléron. Oh, quel beau souvenir. Je suis retourné chercher l’album de photo que tu avais prises avec le kodak. Les couleurs ont un peu passés, mais c’est de belles images. Je pourrais demander à Jean-Claude de venir me chercher pour me conduire à Tours, car je n’ose pas demander à Monsieur Bardou ou à Madame Pernin. Sans compter que c’est coûteux. Je ne me plains pas, mais je n’ai pas beaucoup de sous de coté, et avec le prix du fioul il faut faire attention. J’ai prié Saint Christophe encore, mais je n’ai pas de signe, et je n’ai pas voulu aller déranger monsieur le curé après l’office de dimanche, il était occupé par deux jeunes qui voulaient peut être se marier. J’irai aux vêpres ce soir, et si je peux, j’irai le voir. Je sais que tu trouve que je donne trop d’importance à son avis.

Couleur sépia

Le temps était mitigé. Nuageux. Je venais de m’offrir un petite émotion facile en accélérant violemment. Pied au plancher. J’avais un peu honte de ce que pourraient en penser les amis dans la voiture. La route qui se rétrécit. L’attention qui se focalise. Le temps était mitigé oui, je jouais mon petit instant égoïste, mais ils parlaient, plaisantaient. Le week-end se déroulait. Conforme à mes attentes, conforme à mes prévisions même si pour une fois, j’avais tenté de laisser plus de place à l’improvisation. Chacune des collines, chacune des routes, chacune de mes paroles étaient pourtant des reprises, l’éternelle reprise d’un discours rodé lorsque j’étais si fier, et même si heureux, d’écraser à la face des gens ce projet à deux, le mariage d’une histoire personnelle et intériorisée à l’adolescence et d’une histoire amoureuse extériorisée à l’âge adulte. Le pitch parfait.

Explosé.

Mais la partition, elle, répétée. Rééditée. Reproduite. Rabâchée, non pas jusqu’à la nausée, mais dans la tentative qui peut être restera vaine d’adapter, de faire fleurir l’idée intériorisée de l’adolescent sur le champs de ruine d’un accident d’adulte.

Pied au plancher et en pilotage automatique, je voyais défiler sur ces collines, ces forets, ces arbres, ces pâturages, en un filigrane couleur sépia le pédalage frénétique d’un enfant, le sourire large d’un grand père, un doigt levé pour montrer un rapace tournoyant, la solitude d’un adolescent accompagné d’un Setter blanc, assis sur le tapis d’un pâturage, en quête d’une identité autant que d’un sens. Et puis un sourire, un autre garçon, un homme même d’ailleurs, l’enthousiasme sépia lui aussi, et sur ce cliché s’éparpillait quelques sentiments, celui de la sérénité si profond qu’il est presque honteux, et cet autre de la certitude si naïf mais si rassurant aussi.

Pied au plancher, concentré sur la ligne blanche à défaut de mieux car si vide à l’intérieur, si sec que même la rancune s’y dessèche. Pourtant dans un coin de ce désert, comme une petite pousse malingre et hésitante, peureuse, timide, tâtonnante, une petite pousse qui avait bien envie de se manifester et d’ordonner de remplir ce vide, de relâcher du pied l’accélérateur et à la place d’aller poser la main sur une autre cuisse. Pour y sentir de nouveau une chaleur douce et rassurante, en concevoir l’espoir d’un nouveau sentiment de sérénité, et même de certitude. Croire possible qu’un jour la petite pousse malingre aura crû assez que, confronté à ce défilé de vieux clichés couleur sépia, je saurai lever le pied et poser la main sur un autre,  lâcher la route des yeux pour les plonger à la place dans un regard inédit et pouvoir dire, tout simplement, “je t’aime”, de nouveau.

Ce jour là, le vide ne le sera plus, et dans le fouillis qui l’aura remplacé un polaroid se déclenchera et créera un nouveau cliché.

Peut être.

Nation

Je craignais que cette place, rénovée, ne rencontre pas le même succès que République ou Bastille. Le format en rond point, maintenu, laisse l’accès central compliqué.

Alors à l’issue du premier apéro en terrasse post confinement, je ne suis pas rentré, j’ai marché, un peu, jusqu’à la place.

J’ai toujours un peu aimé cette place, avec son accueil grandiose des deux colonnes de Claude-Nicolas Ledoux (attention, vortex Wikipedia). C’est un peu fantastique et mégalo, et tellement Paris.

Une fois sur place, force est de constater que la place est vivante, en un agréable camaïeu social.

Foutah et plaids étalées, des couples et groupes de tout âges profitent des derniers rayons de soleil. Deux jeunes filles à vélo tournent autour de la place en se coursant. Devant moi, deux familles mélangées et un vélo cargo délicieusement bobo se prélassent, un tout petit sur les genoux, un verre de rosé à la main. Derrière, un groupe de 5 femmes, que j’imagine amies, refont le monde ou, plus simplement, critiquent leur travail ennuyeux ou le mec de l’une d’elle qui devient pénible. Surement, elle ne sait comment le lui dire. Oui bien c’est déjà trop tard, et elle n’ose lui dire que c’est terminé. Pourtant il va falloir, lui dit son amie. Déjà qu’elle l’a supporté pendant tout le confinement, rétorque une autre. À ma gauche, le son de musique africaine, émise par un téléphone nasillard, masque un peu une conversation en français argotique du 21eme siècle où, visiblement, il est question d’un chef qui n’a pas tenu une promesse financière imprudemment donnée avant le confinement. Une centaine d’euro seraient en jeu. Ce n’est pas rien surtout que rien, c’est déjà quelque chose. Une notification jaune interrompt mon examen et brise mon imagination : Le jeune type blond croisé à l’entrée de la place et qui sortait du métro, lui aussi il m’a vu.

Assis sur le socle du triomphe de la république (encore un vortex Wikipedia!), deux garçons, chacun séparés par une bouteille d’eau. De la Cristaline, même de loin on reconnait le bouchon primé au Salon International de l’emballage et de l’intralogistique dans la catégorie « Bénéfice sociétal de l’emballage » (hé oui…). J’aurai pu imaginer facilement deux canettes de bières, mais non, c’est de l’eau, simplement. Ils discutent, sans grand enthousiasme, et je n’arrive pas à imaginer de quoi ils parlent. Est ce heureux, est ce malheureux ? Même ça, je ne parviens pas à le supputer. C’est plus simple avec les deux assis sur la pelouse, un peu à gauche, proche d’un arbre encore tout neuf. À l’évidence, la conversation n’est pas facile, il y a une colère. Affaire de cœur ? D’amitié ? J’imagine la critique d’un troisième, qui a déçu et dont le statut d’ami s’effrite. L’un d’eux, nerveusement, allume une cigarette. Une nouvelle notification : le blondinet fait assaut.

Plus loin, un enfant se met à brailler, alors que les deux gamines bouclent leur troisième tour. Celle en tête s’essouffle mais ne compte pas renoncer. Elle jette des coups d’œil anxieux derrière elle. L’autre redouble d’efforts. Devant moi, un jeune homme en bermuda bleu passe, oreillettes vissées aux oreille, le regard absent de celui qui a l’esprit ailleurs. Il va dans la direction de mon retour. Je décide de le suivre, et j’abandonne ainsi le jeune papa assez joli, juste devant, dont le tatouage au mollet me fascine. Le blondinet, lui, affirme être fasciné par mes yeux.

Le soleil est couché, il est 21h39, les brumes du rosé dégusté juste avant s’estompent, il est temps de rentrer.

Une femme masquée décide d’en faire autant, empoigne une petite fille en tutu et la pose dans une poussette. Elle se met à chouiner. Elle n’avait, à l’évidence, par envie de sashay away.

Un du Normandie-Niémen

Dans la chambre du haut, aux murs peints de paysages évoquant le sud, peut être même la Grèce, alignés sur l’étagère, petite, en bois foncé, collée au mur, dormaient quelques bouquins. Des trucs sans valeur, des poches usés de la fameuse collection « j’ai lu ». Probablement des livres de mon père, ou de mon oncle. En m’installant quelques temps dans cette chambre, j’ai pioché dans ces ouvrages. J’en ai lu un certain nombre, déplaçant la poussière et réveillant les pages jaunies. Quoique, sur ces collections, je crois que le papier d’origine était plutôt jaunâtre, d’une qualité un peu douteuse, certes, mais bien suffisante pour un livre de poche vendus quelques malheureux francs.

Ainsi, après avoir pillé la bibliothèque de ma mère, oubliée chez mon grand père maternel, je fouillais dans celle de mon père, abandonnée chez le sien. De ces livres, certains ont été le début d’une longue relation avec l’auteur, presque obsessionnelle. Henri Troyat ou Bernard Clavel en sont les exemples parfaits. La série « La grande patience » de Clavel, m’a accompagné plusieurs semaines, m’a porté dans des régions, des moments, des vies qui m’ont absolument fascinés et marqués. Julien Dubois aura été mon premier amour, le premier garçon que j’aurai aimé tenir dans mes bras, dont j’aurai caressé le visage, soulignant les sourcils et épousant les pommettes, le menton, l’empreinte de l’ange du bout des doigts, dont j’aurai senti les cheveux et ressenti les frissons qui accompagnent ces moments de sensualité parfaite. C’était plus simple d’être dans l’imaginaire, de humer en songe cet apprenti boulanger, probablement un parfum mélangé, l’âcreté de la pâte à pain, le musc de la sueur, l’humidité un peu sale d’un garçon pauvre, courageux et un peu naïf. Oh, oui, je l’ai aimé.

Klim et Vissarion, maitre et serf de la Russie ancienne contée par Troyat dans Les héritiers de l’avenir, je les ai regardés différemment, omniscient, avec l’acuité que revêt une curiosité mêlée du fantasme de ce pays d’orient aux moeurs aussi rudes que le climat et au language aussi lourd que la raspoutitsa. Et ce n’était là aussi qu’un début : j’ai ensuite consciencieusement lu toutes les séries romanesques de Troyat que je trouvais dans cette bibliothèque. Des héritiers de l’avenir, je suis passé à La lumière des justes, puis Les semailles et les moissons, puis les Eygletières.

Parmi ces livres, il y avait parfois une œuvre égarée, un auteur solitaire. “Un du Normandie Niemen” est de ceux là. Roger Sauvage y relate son expérience d’aviateur Français en Russie, à partir de 1943. Guerre mondiale, aviation, je ne pouvais que vouloir lire ce témoignage. Je l’ai dévoré, fasciné et passionné par leur courage auquel nous devons une part de notre liberté, par les mécaniques un peu brinquebalantes de leurs aéronefs -je donnerai beaucoup pour voler dans un Yak-3-, par l’humanité liant ces hommes au destins éphémères, entre eux d’abord mais aussi avec leurs mécaniciens ou leurs cantinières.

Et puis ces livres ont repris place là où ils étaient. Et puis le grand père est décédé. Et puis une succession conflictuelle a mis ce livre hors de ma portée. En y repensant ces derniers mois, j’ai eu envie de le retrouver. Quelques clics plus tard et quelques jours après, je retrouvais cette couleur bleue de la collection « j’ai lu leur aventure », et l’odeur douçâtre du papier jauni a envahi mon salon. Pour mon plus grand plaisir.

Je vais devoir maintenant commander « Attaquez le Tirpitz ».

Frondeuses frondaisons

Oui les gens sont sortis, sans masque, moi le premier, oui on a fait n’importe quoi coté gestes barrière, mais n’empêche, c’était un cool weekend au bois de Vincennes.

Oui c’était le weekend de déconfinement, et il a finalement répondu très précisément à ce qui m’avait manqué le plus : De la lumière, celle du soleil, un peu de fraicheur, celle d’une petite brise, un peu de chaleur, celle du coup de soleil à la fin de la première journée. Deux journées entières, étendu dans la verdure, à jouer avec les herbes du bout des orteils, à enchainer les verres de vin rosé dans des charmantes petites coupes juste qu’il faut de vintage pour qu’elles soient adorables. Regarder les gens, commenter les garçons qui courent – irréductibles sportifs ou néo-joggers qui n’ont pas encore renoncé ? -, se plaindre du gamin qui gâche notre tranquillité en chouinant – alors qu’en vrai, ça aussi c’est la vie et c’est charmant -, s’amuser de la vieille dame qui fait du tai-chi – qui nous dit qu’on ne fera pas la même chose dans 40 ans ?-, ricaner sur la propriétaire du petit chien un peu laid qui tente sa chance auprès de tous les attroupement de pique-niqueurs – alors qu’en vrai moi aussi je voudrais un chien pour rigoler de son comportement adorablement cabochard -. Charrier le pote qui nous a fait déménager pour aller à l’ombre, parce que trop chaud, pour revenir finalement au soleil, parce que trop froid. Savourer la caresse discrète et naturelle de cet autre, qui me fait me sentir si vivant sur la ligne de crète des élans du cœur. Espérer que rien ne change et que ce moment de liberté et d’insouciance ne s’épuise jamais.

Rire, exagérer, mentir, être puéril et sot, regarder presque avec nostalgie ces deux ou trois mois passés finalement bien aisément, comme une parenthèse dont on se demande si on veut vraiment la refermer. Conserver son alcoolémie bien constante, juste assez pour ne pas être sérieux, juste pas trop pour ne pas regretter, pile ce qu’il faut pour ne surtout, surtout pas culpabiliser. Oh, c’est facile lorsque, comme moi, le confinement ne s’est accompagné d’aucune crainte réelle, ni professionnelle ni personnelle. Nul malade sérieux dans mon entourage, de l’argent en fin de mois sans inquiétude, et quelques amis assez proches pour briser la monotonie en trichant un peu avec la liste des déplacements « autorisés par l’article 3 du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ». Égoïsme pur, oui. Je préfère ne même pas chercher d’excuse ni même faire diversion en renvoyant chacun à ses contradictions. De toute manière, si je culpabilise de ma chance, je ne suis pas certain de culpabiliser de mes égoïsmes.

A bien y penser, il est d’ailleurs très probable que rien que ces deux pique-niques sous les frondaisons de Vincennes fraudaient les autorisations actuelles. Quelques esprits chagrins s’en offusqueront. Ils ont raison. Maintenant que les coupables en ont convenu, qu’ils nous laissent tranquilles.

Mes géraniums, mes petits rosiers, l’orage et moi

L’éclair illumina brièvement le salon. Un flash diffus, tempéré par les voilages masquant la fenêtre. Ah ces deux voilages. Déjà là quand j’ai pris l’appartement. Un peu déchirés par le chat qui habitait l’appartement. Un peu terne, aussi. Je voulais les changer, et puis, la routine, le quotidien, l’habitude les ont fait entrer dans le paysage, ils sont devenus un peu comme un souvenir, un marqueur de ceux qui étaient là avant moi, et j’aime cette idée que nous ne sommes tous que de passage. Comme cette fiole d’huile pimentée oubliée dans la cuisine, ce gant de toilette agrippé à un crochet dans la baignoire ou les bâtonnets de parfum d’ambiance, au dessus du coffret électrique, dans l’entrée. Les voilages je ne sais pas, mais ces bâtonnets, pour sûr qu’ils seront là quand, à mon tour, je partirai.

L’éclair, donc, illumina le salon. Je pensais à ces orages, enfant. Ces avertissement des parents, débranchez vos appareils électriques, les garçons, si la foudre tombe… Elle n’est jamais tombée, bien entendu. Après le flash vint le tonnerre, en roulement long et grave, qui masqua le léger mais constant martèlement de la pluie. Je repensais à ces moments de pluie, en camping, sous la tente. Je ne le disais pas, mais j’aimais presque ces matins de pluie en camping. Le bruit des gouttes sur la toile. L’humidité poisseuse des sacs de couchage. L’odeur âcre de nos jeunes corps, émergeant du sommeil. J’aimais ressentir cette petite crainte de l’orage, du mauvais temps, des projets contrariés, j’aimais ressentir une petite jubilation à l’idée d’être coincé sous les toiles, parfait alibi pour s’immerger dans les pages d’un livre, humide lui aussi, et de n’en sortir que pour écouter un peu le bruit de la pluie, vérifier qu’elle est toujours là, cette opportune gêneuse.

– ça diminue, non ?

– Oh, je ne sais pas. Tu crois ? De toute manière, là, tout est trempé, on ne peut pas sortir.

– tu crois que les parents sont réveillés ?

Je ne savais pas, mais j’imaginais que oui, mais était ce important, avions nous donc besoin de le savoir, qu’ils viennent nous ennuyer avec leurs questions, vous avez pu dormir malgré l’orage, les garçons ? Bon, pour le petit déjeuner on restera dans la grande tente du coup, habillez vous pour venir, vous voulez du lait chaud ? Papa est allé chercher du pain. Oui, oui, tant mieux, allez, laissez moi tranquille. Je le pensais mais je n’en disais mot, bien entendu. Trop discipliné.

Non, je n’en voulais pas de ce petit déjeuner, non, je ne voulais pas m’habiller non plus, je voulais juste rester avec mon livre et que cette journée passe ainsi, sans aucune raison valable de ne pas faire autre chose que rêvasser en écoutant le vent secouer la tente et la pluie, dégouliner.

Bref, l’éclair, le flash, le tonnerre, le roulement, la pluie, le martellement.

La télévision devant moi était allumée, pas débranchée, ni aucun de mes appareils électriques de toute manière. Je m’en fous complètement.

Non, ce qui m’inquiète, c’est que cette pluie soit un peu trop violente pour les mini-rosiers de la jardinière accrochée devant la fenêtre du salon, aux bourgeons de fleurs pourtant si prometteurs, ou pire encore pour mes 6 petits géraniums répartis dans les deux bacs de la chambre et repiqués pas plus tard qu’aujourd’hui.

M’inquiéter pour mes rosiers et mes géraniums. Ah ça, il est loin, le vieil enfant ou le jeune ado enfouis dans son sac de couchage, qui espérait ne pas être distrait de son livre par sa mère.

Il est loin, oui. En fait, avec mes géraniums, désormais ma mère, c’est moi.