Un du Normandie-Niémen

Dans la chambre du haut, aux murs peints de paysages évoquant le sud, peut être même la Grèce, alignés sur l’étagère, petite, en bois foncé, collée au mur, dormaient quelques bouquins. Des trucs sans valeur, des poches usés de la fameuse collection « j’ai lu ». Probablement des livres de mon père, ou de mon oncle. En m’installant quelques temps dans cette chambre, j’ai pioché dans ces ouvrages. J’en ai lu un certain nombre, déplaçant la poussière et réveillant les pages jaunies. Quoique, sur ces collections, je crois que le papier d’origine était plutôt jaunâtre, d’une qualité un peu douteuse, certes, mais bien suffisante pour un livre de poche vendus quelques malheureux francs.

Ainsi, après avoir pillé la bibliothèque de ma mère, oubliée chez mon grand père maternel, je fouillais dans celle de mon père, abandonnée chez le sien. De ces livres, certains ont été le début d’une longue relation avec l’auteur, presque obsessionnelle. Henri Troyat ou Bernard Clavel en sont les exemples parfaits. La série « La grande patience » de Clavel, m’a accompagné plusieurs semaines, m’a porté dans des régions, des moments, des vies qui m’ont absolument fascinés et marqués. Julien Dubois aura été mon premier amour, le premier garçon que j’aurai aimé tenir dans mes bras, dont j’aurai caressé le visage, soulignant les sourcils et épousant les pommettes, le menton, l’empreinte de l’ange du bout des doigts, dont j’aurai senti les cheveux et ressenti les frissons qui accompagnent ces moments de sensualité parfaite. C’était plus simple d’être dans l’imaginaire, de humer en songe cet apprenti boulanger, probablement un parfum mélangé, l’âcreté de la pâte à pain, le musc de la sueur, l’humidité un peu sale d’un garçon pauvre, courageux et un peu naïf. Oh, oui, je l’ai aimé.

Klim et Vissarion, maitre et serf de la Russie ancienne contée par Troyat dans Les héritiers de l’avenir, je les ai regardés différemment, omniscient, avec l’acuité que revêt une curiosité mêlée du fantasme de ce pays d’orient aux moeurs aussi rudes que le climat et au language aussi lourd que la raspoutitsa. Et ce n’était là aussi qu’un début : j’ai ensuite consciencieusement lu toutes les séries romanesques de Troyat que je trouvais dans cette bibliothèque. Des héritiers de l’avenir, je suis passé à La lumière des justes, puis Les semailles et les moissons, puis les Eygletières.

Parmi ces livres, il y avait parfois une œuvre égarée, un auteur solitaire. “Un du Normandie Niemen” est de ceux là. Roger Sauvage y relate son expérience d’aviateur Français en Russie, à partir de 1943. Guerre mondiale, aviation, je ne pouvais que vouloir lire ce témoignage. Je l’ai dévoré, fasciné et passionné par leur courage auquel nous devons une part de notre liberté, par les mécaniques un peu brinquebalantes de leurs aéronefs -je donnerai beaucoup pour voler dans un Yak-3-, par l’humanité liant ces hommes au destins éphémères, entre eux d’abord mais aussi avec leurs mécaniciens ou leurs cantinières.

Et puis ces livres ont repris place là où ils étaient. Et puis le grand père est décédé. Et puis une succession conflictuelle a mis ce livre hors de ma portée. En y repensant ces derniers mois, j’ai eu envie de le retrouver. Quelques clics plus tard et quelques jours après, je retrouvais cette couleur bleue de la collection « j’ai lu leur aventure », et l’odeur douçâtre du papier jauni a envahi mon salon. Pour mon plus grand plaisir.

Je vais devoir maintenant commander « Attaquez le Tirpitz ».

Frondeuses frondaisons

Oui les gens sont sortis, sans masque, moi le premier, oui on a fait n’importe quoi coté gestes barrière, mais n’empêche, c’était un cool weekend au bois de Vincennes.

Oui c’était le weekend de déconfinement, et il a finalement répondu très précisément à ce qui m’avait manqué le plus : De la lumière, celle du soleil, un peu de fraicheur, celle d’une petite brise, un peu de chaleur, celle du coup de soleil à la fin de la première journée. Deux journées entières, étendu dans la verdure, à jouer avec les herbes du bout des orteils, à enchainer les verres de vin rosé dans des charmantes petites coupes juste qu’il faut de vintage pour qu’elles soient adorables. Regarder les gens, commenter les garçons qui courent – irréductibles sportifs ou néo-joggers qui n’ont pas encore renoncé ? -, se plaindre du gamin qui gâche notre tranquillité en chouinant – alors qu’en vrai, ça aussi c’est la vie et c’est charmant -, s’amuser de la vieille dame qui fait du tai-chi – qui nous dit qu’on ne fera pas la même chose dans 40 ans ?-, ricaner sur la propriétaire du petit chien un peu laid qui tente sa chance auprès de tous les attroupement de pique-niqueurs – alors qu’en vrai moi aussi je voudrais un chien pour rigoler de son comportement adorablement cabochard -. Charrier le pote qui nous a fait déménager pour aller à l’ombre, parce que trop chaud, pour revenir finalement au soleil, parce que trop froid. Savourer la caresse discrète et naturelle de cet autre, qui me fait me sentir si vivant sur la ligne de crète des élans du cœur. Espérer que rien ne change et que ce moment de liberté et d’insouciance ne s’épuise jamais.

Rire, exagérer, mentir, être puéril et sot, regarder presque avec nostalgie ces deux ou trois mois passés finalement bien aisément, comme une parenthèse dont on se demande si on veut vraiment la refermer. Conserver son alcoolémie bien constante, juste assez pour ne pas être sérieux, juste pas trop pour ne pas regretter, pile ce qu’il faut pour ne surtout, surtout pas culpabiliser. Oh, c’est facile lorsque, comme moi, le confinement ne s’est accompagné d’aucune crainte réelle, ni professionnelle ni personnelle. Nul malade sérieux dans mon entourage, de l’argent en fin de mois sans inquiétude, et quelques amis assez proches pour briser la monotonie en trichant un peu avec la liste des déplacements « autorisés par l’article 3 du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ». Égoïsme pur, oui. Je préfère ne même pas chercher d’excuse ni même faire diversion en renvoyant chacun à ses contradictions. De toute manière, si je culpabilise de ma chance, je ne suis pas certain de culpabiliser de mes égoïsmes.

A bien y penser, il est d’ailleurs très probable que rien que ces deux pique-niques sous les frondaisons de Vincennes fraudaient les autorisations actuelles. Quelques esprits chagrins s’en offusqueront. Ils ont raison. Maintenant que les coupables en ont convenu, qu’ils nous laissent tranquilles.

Mes géraniums, mes petits rosiers, l’orage et moi

L’éclair illumina brièvement le salon. Un flash diffus, tempéré par les voilages masquant la fenêtre. Ah ces deux voilages. Déjà là quand j’ai pris l’appartement. Un peu déchirés par le chat qui habitait l’appartement. Un peu terne, aussi. Je voulais les changer, et puis, la routine, le quotidien, l’habitude les ont fait entrer dans le paysage, ils sont devenus un peu comme un souvenir, un marqueur de ceux qui étaient là avant moi, et j’aime cette idée que nous ne sommes tous que de passage. Comme cette fiole d’huile pimentée oubliée dans la cuisine, ce gant de toilette agrippé à un crochet dans la baignoire ou les bâtonnets de parfum d’ambiance, au dessus du coffret électrique, dans l’entrée. Les voilages je ne sais pas, mais ces bâtonnets, pour sûr qu’ils seront là quand, à mon tour, je partirai.

L’éclair, donc, illumina le salon. Je pensais à ces orages, enfant. Ces avertissement des parents, débranchez vos appareils électriques, les garçons, si la foudre tombe… Elle n’est jamais tombée, bien entendu. Après le flash vint le tonnerre, en roulement long et grave, qui masqua le léger mais constant martèlement de la pluie. Je repensais à ces moments de pluie, en camping, sous la tente. Je ne le disais pas, mais j’aimais presque ces matins de pluie en camping. Le bruit des gouttes sur la toile. L’humidité poisseuse des sacs de couchage. L’odeur âcre de nos jeunes corps, émergeant du sommeil. J’aimais ressentir cette petite crainte de l’orage, du mauvais temps, des projets contrariés, j’aimais ressentir une petite jubilation à l’idée d’être coincé sous les toiles, parfait alibi pour s’immerger dans les pages d’un livre, humide lui aussi, et de n’en sortir que pour écouter un peu le bruit de la pluie, vérifier qu’elle est toujours là, cette opportune gêneuse.

– ça diminue, non ?

– Oh, je ne sais pas. Tu crois ? De toute manière, là, tout est trempé, on ne peut pas sortir.

– tu crois que les parents sont réveillés ?

Je ne savais pas, mais j’imaginais que oui, mais était ce important, avions nous donc besoin de le savoir, qu’ils viennent nous ennuyer avec leurs questions, vous avez pu dormir malgré l’orage, les garçons ? Bon, pour le petit déjeuner on restera dans la grande tente du coup, habillez vous pour venir, vous voulez du lait chaud ? Papa est allé chercher du pain. Oui, oui, tant mieux, allez, laissez moi tranquille. Je le pensais mais je n’en disais mot, bien entendu. Trop discipliné.

Non, je n’en voulais pas de ce petit déjeuner, non, je ne voulais pas m’habiller non plus, je voulais juste rester avec mon livre et que cette journée passe ainsi, sans aucune raison valable de ne pas faire autre chose que rêvasser en écoutant le vent secouer la tente et la pluie, dégouliner.

Bref, l’éclair, le flash, le tonnerre, le roulement, la pluie, le martellement.

La télévision devant moi était allumée, pas débranchée, ni aucun de mes appareils électriques de toute manière. Je m’en fous complètement.

Non, ce qui m’inquiète, c’est que cette pluie soit un peu trop violente pour les mini-rosiers de la jardinière accrochée devant la fenêtre du salon, aux bourgeons de fleurs pourtant si prometteurs, ou pire encore pour mes 6 petits géraniums répartis dans les deux bacs de la chambre et repiqués pas plus tard qu’aujourd’hui.

M’inquiéter pour mes rosiers et mes géraniums. Ah ça, il est loin, le vieil enfant ou le jeune ado enfouis dans son sac de couchage, qui espérait ne pas être distrait de son livre par sa mère.

Il est loin, oui. En fait, avec mes géraniums, désormais ma mère, c’est moi.

Dimanche matin

J’aime ces moments d’apaisement, de calme intérieur. J’aime ce sentiment de se sentir vivant, purement et simplement. Nulle sensation forte, pas d’émotion en sprint, pas de victoire physique, ni même intellectuelle, non, juste un sentiment d’apaisement.

Je sais ce que cela me rappelle. Je trouve dans ces instants un écho aux dimanches matin où, ignorant frères, parents et monde réel, seul dans ma chambre et seulement absorbé par un roman de Jean Diwo ou de Bernard Clavel, transporté dans un univers et observateur d’une épopée ou d’une simple existence, je trouvais l’apaisement à mes propres questions. J’oubliais le temps, et je l’oublie aujourd’hui, seulement tranquille, seulement porté par un quotidien réconfortant. Notre société sous-évalue le quotidien et le réconfort qu’on peut y trouver. Raflés par la nécessité d’être heureux et le manifester à gorge déployée et alcoolisée dans un bar un samedi soir, capturés par le besoin d’un incroyable brunch sur un roof-top à instagramer, saisis par l’impérieuse injonction que le bonheur, c’est être à Charles-de-Gaulle 2 terminal 2F en partance pour le Machu Pichu ou Bangkok.

Mon bonheur, c’est cette sérénité d’un dimanche matin où, éteignant réseaux et chaines sociales, je déambule dans mon salon en rangeant lentement les reliefs du diner de la veille, abandonnés par lâcheté un peu partout (et pourtant, ce n’est pas grand). Pas encore totalement sorti du livre entamé au réveil – au bonheur des ogres, Daniel Pennac -, la musique tirée d’une playlist spotify aléatoire -à cet instant, Elton John-, un peu forte, tient en laisse les émotions et paradoxalement les laisse glisser dans les airs comme les hirondelles sur une brise de printemps. Je sens le bois du parquet sous mes pieds, j’ai toujours aimé cette sensation d’être nu-pieds sur un parquet, en fermant un peu les yeux je me croirais là-bas, sur le parquet neuf et doux de la maison vieille, les hirondelles seraient sur les fils électriques, le soleil inonderait le salon, je serai dans cet écrin au bonheur à deux que j’avais tant projeté ; emporté par cette sérénité, j’improvise quelques mouvements de danse, magnifiques et gracieux dans ma tête, désordonnés et pathétiques dans les yeux du voisin qui peut être, observe, je murmure quelques paroles qui dans ma tête devraient légitimement me propulser au firmament de la chanson, qui en réalité sont un yaourt malheureux et discordant car je ne sais pas plus chanter que danser et que je suis trop fainéant pour apprendre. Ici ou là-bas, il ne manque qu’un garçon qui, amusé et attendri par cette valse solitaire et ratée mais finalement plus humaine que le surbooking d’un vol Easyjet, s’approcherait silencieusement, me frôlerait l’épaule du bout des doigts, rejoindrait cette doucereuse pantomime, me laisserait m’évanouir entre ses bras, m’enfouir au creux de son cou, m’enivrer de son parfum. Là, au sommet de son épaule, je m’abandonnerai dans la sérénité qui chez moi confine toujours à une forme de tristesse, ce bonheur d’être triste d’Hugo, au sommet de son épaule j’y déposerais une larme légère et libératrice.

Aujourd’hui, je la laissai couler du coin de l’œil à la pommette, à la joue, puis elle s’éclata bêtement sur le parquet.

Rumeurs

J’ai lu une rumeur sur un possible déconfinement dès la mi-avril, pour les personnes à faible risque. Ma première réaction a été « oh, déjà ? » ou pointait nettement une déception. Réaction rapidement remplacée par le soulagement de retrouver plus de liberté. L’espoir. Puis l’incrédulité.

Déjà ? Oui, car je me suis habitué, ces trois dernières semaines, au rythme imposé et à l’univers rétréci. Les loisirs sont clos, le trajet domicile travail consiste à traverser le vestibule, l’organisation de la journée est, dans le cadre très restreint actuel, d’une grande liberté. Je savoure aussi, un peu, la solitude et la tranquillité. Rejeté loin de moi ces derniers mois, mes plaisirs casaniers et misanthropes se redéploient comme un corps après un long sommeil, langoureusement, s’étalent dans l’appartement par volutes également doux et angoissants. La procrastination, ami fidèle de la solitude, se promène elle aussi sur la pointe des pieds, d’un meuble à terminer à la vaisselle à ranger, tout en passant un doigt ironique sur une étagère poussiéreuse et en tapotant négligemment une pile de livres à lire vaincus par Netflix. Le confinement, c’est aussi un grand moment d’auto-responsabilisation : l’argument du manque de temps devient assez vite intenable, même lorsqu’on est le plus crédule et complaisant interlocuteur de soi même.

Déjà ? Car le confinement, c’est aussi un énorme rétrécissement de contact social. Evidemment, puisque c’est le but. Par effet de bord c’est la disparition des autres voyageurs dans le métro, ces congénères mal lavés et qui font la gueule. Pas besoin de dire bonjour joyeusement aux collègues même les jours où vraiment, non, je n’ai pas envie d’être enthousiaste et bienveillant, pas non plus une infinité d’activités plus ou moins imposées ou auto imposées, pas de personnes à voir parce-qu’il-le-faut. Au fond de moi, même, j’ai ressenti la tranquillité de ne pas avoir à tromper le célibat en rencontrant des garçons qui, eux, trompent leur conjoint. Pas besoin de multiplier ces rencontres décevantes à la recherche de quelqu’un qui n’existe pas, et dont probablement je ne voudrais même pas, tiraillé que je suis entre l’envie apaisante d’un autre, et le rejet égoïste des contraintes qui vont avec. Cela laisse la place aux amitiés anciennes, fiables et rassurantes, et à quelques contacts où l’absence de possibilité physique permet de prolonger ces relations sur le fil du rasoir, ces moments d’échange où l’on découvre, jauge, imagine et confronte l’autre, où se succèdent déceptions et ravissements, bref la danse de la séduction. Naturellement, c’est aussi parfait pour rester dans le virtuel, qui ne pourra non plus durer éternellement.

Sauf qu’une autre rumeur parle de fin mai. Boum. Saturday blues.

L’alibi des héros

J’empilais soigneusement le fruit de ma cuisine de la journée : ça valait bien une photo.

Ou peut être pas, mais qu’importe, l’essentiel était le temps ainsi consommé. Chaque demi-heure épuisée est une victoire qui nous rapproche un petit peu de la libération. Donc, j’empilais, tel biscuit cachait un peu trop le muffin, là, et pas assez l’autre un peu moche, un peu raté, ici, et puis mon attention s’est dispersée, j’ai jeté un œil sur la façade d’en face. Ce confinement est l’occasion de découvrir, vraiment, ses voisins. On rentre de force dans une intimité qu’on ne peut manquer, puisqu’on est là, tous, tout le temps et eux aussi.

J’aime bien le petit couple au 3eme, en face. Lui, grand, un peu dégingandé, avec des hauts toujours un peu bariolés ou imprimés, le visage mince presque émacié, les cheveux noirs. Elle, asiatique, menue, monochrome et stricte, vient le compléter. Entre les deux, un nourrisson, quelques mois tout au plus. On se jette des regards à 20h, à l’heure où l’on va aux fenêtres retrouver la vie en société. Comme moi, ils regardent à droite, à gauche, le petit dans les bras de l’un des deux, on applaudit, et puis les fenêtres et rideaux se ferment, chacun retourne à sa vie entre quatre murs.

Mon attention s’est dispersée, et je les ai vu, dans leur cuisine, s’affairer devant une grosse gamelle dont le fond rougeoyait sur la plaque de cuisson. Il semblait statique, surveillant le contenu d’un four. Elle s’affairait, de long en large. Et puis subitement, elle s’est retournée, je l’ai imaginée minaudant, a tendu les mains vers sont conjoint, en agitant les épaules, mains vers l’avant. Elle a esquissé un pas de danse, il a suivi, ils se sont retrouvés, les corps se sont joints, les épaules se sont coordonnées, sa tête a trouvé son épaule, sa main son bras, les hanches ont oscillé sur un rythme que j’imaginais un peu rock, mais pas trop, rock gentil de jeunes parents, plutôt disco si j’y réfléchis un peu. Plusieurs secondes qui paraissaient des heures, ils ont tournoyé dans la cuisine, débordant sur le salon, il l’a repoussée, l’a rattrapée, elle a virevolté, les corps se sont réunifiés, je pouvais presque voir les souffles se mélanger, sa main à lui est remontée sur son dos, sa nuque, elle acceptait l’étreinte, la devançait même. Les visages rieurs se fixaient, heureux, le bonheur irradiait de cette danse spontanée, j’imaginais leur histoire, la musique de leur rencontre ou de leur mariage, quelque chose du genre. C’était beau, futile, gratuit et privé, c’était la joie simple et insouciante, c’était la vie, l’alibi qui a transformé en héros tous ces personnels qui triment dans les hôpitaux actuellement. Et ça le mérite, largement.

Promenade

« Je soussigné, certifie que mon déplacement est lié au motif suivant, autorisé par l’article 1er du décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 : déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie. »

Après 3 jours sans mettre un pied hors de mon appartement, je suis sorti aujourd’hui, après la journée de télétravail.

Paris est fascinant. Silencieux, vide. J’y trouve une forme de sérénité ou, vues les circonstances, de fatalisme. Le monde s’est suspendu, Paris patiente. Les quelques personnes croisées, silencieuses, soucieuses, veillent à s’éloigner un peu plus largement de moi lorsque nos chemins se croisent. On se jauge, de loin, on repère celle qui a un mouchoir à la main, synonyme peut être de virus, on remarque celui qui se balade avec un enfant, désormais reconnu comme bombe virale asymptomatique potentielle. Les regards échangés sont emplis de messages, qui passent en une fraction de seconde, sans une parole. « Je sais, tu sais. Oui, nous nous écartons l’un de l’autre, je ne sais pas comment tu vas, je ne sais pas d’où tu viens, rien d’offensant, rien de personnel, n’est ce pas étrange ce climat, bon courage à vous, pas facile n’est ce pas, eh ! oui, on subit, on a peur un peu, bonne chance, oui, oui, au revoir, adieu… ». Un regard, deux paires d’yeux qui se rencontrent, et tout ça passe en un éclair, on hoche légèrement la tête avec un minuscule sourire crispé, navré et navrant, le genre de sourire vaguement compatissant qu’on donne à une obscure connaissance reconnue de loin à un enterrement.

Paris est beau, pourtant. Le ciel est d’un bleu immaculé, pas un nuage, pas une trace d’avion. Les routes sont vierges, pas un véhicule, seulement des passants qui s’approprient l’espace libéré de la frénésie habituelle. L’air est clair, plus pur que jamais, ne vibrant que du glissement des ailes des oiseaux, au point qu’on aimerait imaginer des jolis passereaux des campagnes que notre société malade extermine, victimes collatérale d’un monde qu’on a oublié d’aimer, ces si jolies hirondelles, rouges gorges et autres mésanges au ventre jaune ou chardonneret à tête rouge. Mais non, la réalité est là, ce ne sont que des pigeons, gris et souvent mal en point. Paris reste Paris. La réalité éclate l’imagination lorsque, sitôt rentré à l’appartement, on repense au digicode tapoté, aux 3 portes touchées, à la rampe d’escalier effleurée, à la rambarde de passerelle machinalement effleurée. Alors vite, les mains, subitement devenues de dangereuses ennemies ramenées à hauteur de torse, je me précipite à la cuisine, poussant la porte du coude, jusqu’à l’évier et son salvateur savon de Marseille.

Confinement – alternative matinale

La Maison, Côte d’Or

8 heures s’affichent sur le téléphone retrouvé à tâtons, en suivant le fil d’ariane du chargeur. Mes yeux s’égarent, quelques notifications du monde d’ailleurs, qui se rappelle à moi par le truchement timide mais ténu de ce pictogramme, en haut à droite : 3G.

Je suis réveillé par des jappements. Encore cet imbécile de grand chien noir qui a déjà dévoré la porte centenaire de la vieille grange où, marmot, je construisais des forteresses en rondins de bois de chauffage. Cet animal fait peur aux petites vieilles et nuit à mon sommeil. Je me retourne en enfouissant mon visage sous la couette. Je n’aime pas ce lit. Je ne l’ai jamais aimé d’ailleurs. Nous nous étions trompés sur la fermeté du matelas. Il a un genre d’irrégularité du maintien lombaire que je ne comprends pas et n’aime pas. Je respire dans l’oreiller le parfum douceâtre de confinement, oh, pas celui médical, non, celui de ces draps de maison de vacance, trop rarement aérés. Une odeur de vacances, de temps masqué, de langueur, d’autrefois. C’est tellement agréable, un lit au réveil. Je me lève. L’esprit embrumé, j’avance à l’habitude vers la porte, fait jouer le mécanisme nécessitant un petit savoir-faire. Le salon, vide, se dessine à la lumière froide d’un matin frileux. Sous mon pas, je sens la douceur du parquet de chêne, je traîne un peu les pieds pour en profiter mieux, le parquet proteste d’un grincement qui se répercute dans toute la pièce. Le poêle, comme d’habitude, est mort pendant la nuit. Je n’arriverai jamais à maîtriser sa combustion. La vitre est propre, mais seules de tristes cendres grises s’y révèlent. Machinalement, je l’abandonne en le condamnant d’un long soupir. Il sera temps de s’en occuper, après. L’atmosphère de la cuisine est différente. Un reste de chaleur émane du robuste poêle en fonte. Sa vitre est sale, mais derrière rougeoient des braises têtues. Le sol de pierre, devant, est tiède. Le mur, juste derrière, le linteau de la cheminé, au-dessus, irradient eux aussi encore une vague tiédeur un peu encourageante. Le grincement de la porte rompt le silence. Quelques cendres s’échappent et tournoient dans un rayon de soleil. Nettoyer, rassembler les braises, jeter une poignée de brindilles, une pomme de pin, quelques petits rondins fendus. Patienter jusqu’à entendre les claquements des flammes, et le ronflement de l’air qui s’engouffre dans le foyer. Sentir, sur mon visage encore figé par le sommeil, l’irradiation du brasier. Je frissonne. Dans le silence de cet matin calme, je laisse s’épanouir un long bâillement en faisant craquer mes épaules. Mal fagoté, les cheveux en désordre, je relève le col de ce vieux gilet rouge, informe mais confortable. Je jette un œil à la fenêtre. Des mouches s’y promènent. Je vais ouvrir les carreaux, les laisse s’échapper. Aussitôt, le froid s’engouffre, s’étale, agresse mes pieds nus déjà torturés par la pierre froide. Nouveau frisson. J’inspire lentement, longuement, profondément, cet air supposé sain, piquant et un peu humide où se mélange l’odeur des cheminées et de l’herbe mouillée. J’ai envie d’une cigarette que je fumerai, là, à demi assis sur l’encadrement de fenêtre, par longues bouffées libératrices, les yeux à demi fermés, l’esprit éteint, seulement absorbé par l’envie de vivre ce moment.

Et puis je me souviens que je ne fume pas, de toute manière. Mauvais pour la santé.

Je ne suis pas en Côte d’Or non plus d’ailleurs. Contraire aux consignes sanitaires. Je n’aurai pas pris le risque de ramener le virus à tous mes petits vieux.

Philosophie et même humour

J’aime bien, Thomas Snegaroff. Déjà, parce qu’il a un nom formidable. Ça sonne bien, ça sonne comme une aventure, une histoire, un périple qui vient de l’Est, avec des secrets et des zones d’ombre, des mystères d’alcôve, de famille et d’honneur, tout ça pour être historien et spécialiste des Etats-Unis, comme un transfuge des plus belles heures. Avec un nom pareil, normalement, on est dans un James Bond.

« Si nous étions sûrs de nous en sortir, nous prendrions cela avec philosophie et même humour. Mais nous ne sommes sûrs de rien, n’est-ce pas ? » (Twitter, @thomasSnegaroff)

On pourrait lui opposer Beaumarchais : « Je m’empresse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ».

Quand on ne sait rien, que l’on est ballotté par les événements, chacun sa protection. Je préfère rire, rire du pire, ironiser, tourner en dérision, moquer, feindre la bêtise, jouer de maladresse, de lourdeur, voire, rarement cependant, de méchanceté. Il sera toujours temps de pleurer, après. Je serai le premier à pleurer. Sur les proches qui vont mal ou sur moi-même. Personne ne fait encore le malin dans un service de réanimation, personne ne tourne en dérision un catafalque.

Aussi, je comprends ceux qui réagissent autrement. Ceux qui ont peur, ceux qui sont graves, ceux qui recherchent dans la rationalité un réconfort et ceux qui cherchent dans le réconfort, une rationalité. A certains égards, un cierge dans une église vaut bien les statistiques d’un rapport scientifique. Comme un photophore sur un balcon ou des applaudissements à 20h depuis les mêmes balcons, ça ne sert pas à grand-chose dans l’immédiat, mais ça ne nuit pas, c’est émouvant, c’est trouver un sens commun. Comme beaucoup, j’adopte du mieux possible les consignes de confinement, comme beaucoup, je l’ai fait graduellement, comme le citoyen lambda, je suis celui qui est quand même allé au cinéma samedi soir, puisque c’était autorisé, qui s’est quand même promené au soleil dimanche, puisque il faisait beau. Ni mieux ni franchement pire, random guy qui préfère parfois avoir la tête dans le sable plutôt qu’entre les murs du salon. Si ça tourne mal, je pleurerai en ayant vaguement mauvaise conscience. Je n’accuserai probablement personne sauf la fatalité, ce coupable imaginaire et bien commode.

Chacun, avec son vécu, son éducation, ses peurs enfouies, aussi avec ses galères du moment, avec ses pâtes trop cuites et son stock de PQ en baisse, avec sa voisine qui baise trop bruyamment et les gosses du dessus qui galopent toute la journée, chacun se débrouille comme il peut avec son âme, sa conscience et sa difficulté à occuper la journée (ou sa vie). Ça n’est pas un échec. Le véritable échec, c’est de perdre son indulgence envers les échecs des autres.  

Malheureusement, avec des raisonnements pareils, on rembourse l’homéopathie.

Après, perso, j’aime le sucre.

Par la fenêtre

Tard, hier.

Après une journée enfermé, c’était plaisant de laisser le froid de l’extérieur pénétrer la chambre. Fenêtre ouverte, la clarté de la rue poursuivait les courants d’air et venait révéler la chambre. Du lit, je regardais les murs de l’immeuble voisin. L’orange des briques teintait la nuit. Les restaurants voisins, inhabituellement clos, rendaient à la nuit son silence. C’était calme, comme une nuit de vacances. Facile de laisser l’esprit s’échapper par cette fenêtre, imaginer que cette fraîcheur est celle d’un crépuscule de soir d’été, le savourer. Laisser les immeubles devenir des arbres. La lumière des réverbères, la lueur de la lune. Le tintamarre métallique d’un scooter qui passe, le crissement des grillons qui chantent. Les arabesques métalliques du garde-corps, celles végétales d’une glycine. Quasiment, en sentir le parfum. Projeter l’imagination vers ce printemps, cet été, ces vacances à venir, rejeter cette idée incertaine, juste ressentir le piquant du froid sur le visage et le moelleux de la chaleur de la couette. Égoïstement, se repaître de son propre plaisir, se laisser engourdir à chaque inspiration de cet air frais, aimer cet instant et vouloir le conserver quelque part. Tendre la main vers le vieil appareil photo, sorti durant l’après midi d’un carton où il était oublié, jouer un instant avec les réglages, respirer, s’immobiliser le temps de l’exposition. Rater. Faire du flou. Faire du sur-exposé. Faire du sous-exposé. Recommencer, savourer aussi le claquement mécanique du déclenchement. Si vieux, si hors du temps. Complexe, mais aussi tellement simple.