L’alibi des héros

J’empilais soigneusement le fruit de ma cuisine de la journée : ça valait bien une photo.

Ou peut être pas, mais qu’importe, l’essentiel était le temps ainsi consommé. Chaque demi-heure épuisée est une victoire qui nous rapproche un petit peu de la libération. Donc, j’empilais, tel biscuit cachait un peu trop le muffin, là, et pas assez l’autre un peu moche, un peu raté, ici, et puis mon attention s’est dispersée, j’ai jeté un œil sur la façade d’en face. Ce confinement est l’occasion de découvrir, vraiment, ses voisins. On rentre de force dans une intimité qu’on ne peut manquer, puisqu’on est là, tous, tout le temps et eux aussi.

J’aime bien le petit couple au 3eme, en face. Lui, grand, un peu dégingandé, avec des hauts toujours un peu bariolés ou imprimés, le visage mince presque émacié, les cheveux noirs. Elle, asiatique, menue, monochrome et stricte, vient le compléter. Entre les deux, un nourrisson, quelques mois tout au plus. On se jette des regards à 20h, à l’heure où l’on va aux fenêtres retrouver la vie en société. Comme moi, ils regardent à droite, à gauche, le petit dans les bras de l’un des deux, on applaudit, et puis les fenêtres et rideaux se ferment, chacun retourne à sa vie entre quatre murs.

Mon attention s’est dispersée, et je les ai vu, dans leur cuisine, s’affairer devant une grosse gamelle dont le fond rougeoyait sur la plaque de cuisson. Il semblait statique, surveillant le contenu d’un four. Elle s’affairait, de long en large. Et puis subitement, elle s’est retournée, je l’ai imaginée minaudant, a tendu les mains vers sont conjoint, en agitant les épaules, mains vers l’avant. Elle a esquissé un pas de danse, il a suivi, ils se sont retrouvés, les corps se sont joints, les épaules se sont coordonnées, sa tête a trouvé son épaule, sa main son bras, les hanches ont oscillé sur un rythme que j’imaginais un peu rock, mais pas trop, rock gentil de jeunes parents, plutôt disco si j’y réfléchis un peu. Plusieurs secondes qui paraissaient des heures, ils ont tournoyé dans la cuisine, débordant sur le salon, il l’a repoussée, l’a rattrapée, elle a virevolté, les corps se sont réunifiés, je pouvais presque voir les souffles se mélanger, sa main à lui est remontée sur son dos, sa nuque, elle acceptait l’étreinte, la devançait même. Les visages rieurs se fixaient, heureux, le bonheur irradiait de cette danse spontanée, j’imaginais leur histoire, la musique de leur rencontre ou de leur mariage, quelque chose du genre. C’était beau, futile, gratuit et privé, c’était la joie simple et insouciante, c’était la vie, l’alibi qui a transformé en héros tous ces personnels qui triment dans les hôpitaux actuellement. Et ça le mérite, largement.

Promenade

« Je soussigné, certifie que mon déplacement est lié au motif suivant, autorisé par l’article 1er du décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 : déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie. »

Après 3 jours sans mettre un pied hors de mon appartement, je suis sorti aujourd’hui, après la journée de télétravail.

Paris est fascinant. Silencieux, vide. J’y trouve une forme de sérénité ou, vues les circonstances, de fatalisme. Le monde s’est suspendu, Paris patiente. Les quelques personnes croisées, silencieuses, soucieuses, veillent à s’éloigner un peu plus largement de moi lorsque nos chemins se croisent. On se jauge, de loin, on repère celle qui a un mouchoir à la main, synonyme peut être de virus, on remarque celui qui se balade avec un enfant, désormais reconnu comme bombe virale asymptomatique potentielle. Les regards échangés sont emplis de messages, qui passent en une fraction de seconde, sans une parole. « Je sais, tu sais. Oui, nous nous écartons l’un de l’autre, je ne sais pas comment tu vas, je ne sais pas d’où tu viens, rien d’offensant, rien de personnel, n’est ce pas étrange ce climat, bon courage à vous, pas facile n’est ce pas, eh ! oui, on subit, on a peur un peu, bonne chance, oui, oui, au revoir, adieu… ». Un regard, deux paires d’yeux qui se rencontrent, et tout ça passe en un éclair, on hoche légèrement la tête avec un minuscule sourire crispé, navré et navrant, le genre de sourire vaguement compatissant qu’on donne à une obscure connaissance reconnue de loin à un enterrement.

Paris est beau, pourtant. Le ciel est d’un bleu immaculé, pas un nuage, pas une trace d’avion. Les routes sont vierges, pas un véhicule, seulement des passants qui s’approprient l’espace libéré de la frénésie habituelle. L’air est clair, plus pur que jamais, ne vibrant que du glissement des ailes des oiseaux, au point qu’on aimerait imaginer des jolis passereaux des campagnes que notre société malade extermine, victimes collatérale d’un monde qu’on a oublié d’aimer, ces si jolies hirondelles, rouges gorges et autres mésanges au ventre jaune ou chardonneret à tête rouge. Mais non, la réalité est là, ce ne sont que des pigeons, gris et souvent mal en point. Paris reste Paris. La réalité éclate l’imagination lorsque, sitôt rentré à l’appartement, on repense au digicode tapoté, aux 3 portes touchées, à la rampe d’escalier effleurée, à la rambarde de passerelle machinalement effleurée. Alors vite, les mains, subitement devenues de dangereuses ennemies ramenées à hauteur de torse, je me précipite à la cuisine, poussant la porte du coude, jusqu’à l’évier et son salvateur savon de Marseille.

Confinement – alternative matinale

La Maison, Côte d’Or

8 heures s’affichent sur le téléphone retrouvé à tâtons, en suivant le fil d’ariane du chargeur. Mes yeux s’égarent, quelques notifications du monde d’ailleurs, qui se rappelle à moi par le truchement timide mais ténu de ce pictogramme, en haut à droite : 3G.

Je suis réveillé par des jappements. Encore cet imbécile de grand chien noir qui a déjà dévoré la porte centenaire de la vieille grange où, marmot, je construisais des forteresses en rondins de bois de chauffage. Cet animal fait peur aux petites vieilles et nuit à mon sommeil. Je me retourne en enfouissant mon visage sous la couette. Je n’aime pas ce lit. Je ne l’ai jamais aimé d’ailleurs. Nous nous étions trompés sur la fermeté du matelas. Il a un genre d’irrégularité du maintien lombaire que je ne comprends pas et n’aime pas. Je respire dans l’oreiller le parfum douceâtre de confinement, oh, pas celui médical, non, celui de ces draps de maison de vacance, trop rarement aérés. Une odeur de vacances, de temps masqué, de langueur, d’autrefois. C’est tellement agréable, un lit au réveil. Je me lève. L’esprit embrumé, j’avance à l’habitude vers la porte, fait jouer le mécanisme nécessitant un petit savoir-faire. Le salon, vide, se dessine à la lumière froide d’un matin frileux. Sous mon pas, je sens la douceur du parquet de chêne, je traîne un peu les pieds pour en profiter mieux, le parquet proteste d’un grincement qui se répercute dans toute la pièce. Le poêle, comme d’habitude, est mort pendant la nuit. Je n’arriverai jamais à maîtriser sa combustion. La vitre est propre, mais seules de tristes cendres grises s’y révèlent. Machinalement, je l’abandonne en le condamnant d’un long soupir. Il sera temps de s’en occuper, après. L’atmosphère de la cuisine est différente. Un reste de chaleur émane du robuste poêle en fonte. Sa vitre est sale, mais derrière rougeoient des braises têtues. Le sol de pierre, devant, est tiède. Le mur, juste derrière, le linteau de la cheminé, au-dessus, irradient eux aussi encore une vague tiédeur un peu encourageante. Le grincement de la porte rompt le silence. Quelques cendres s’échappent et tournoient dans un rayon de soleil. Nettoyer, rassembler les braises, jeter une poignée de brindilles, une pomme de pin, quelques petits rondins fendus. Patienter jusqu’à entendre les claquements des flammes, et le ronflement de l’air qui s’engouffre dans le foyer. Sentir, sur mon visage encore figé par le sommeil, l’irradiation du brasier. Je frissonne. Dans le silence de cet matin calme, je laisse s’épanouir un long bâillement en faisant craquer mes épaules. Mal fagoté, les cheveux en désordre, je relève le col de ce vieux gilet rouge, informe mais confortable. Je jette un œil à la fenêtre. Des mouches s’y promènent. Je vais ouvrir les carreaux, les laisse s’échapper. Aussitôt, le froid s’engouffre, s’étale, agresse mes pieds nus déjà torturés par la pierre froide. Nouveau frisson. J’inspire lentement, longuement, profondément, cet air supposé sain, piquant et un peu humide où se mélange l’odeur des cheminées et de l’herbe mouillée. J’ai envie d’une cigarette que je fumerai, là, à demi assis sur l’encadrement de fenêtre, par longues bouffées libératrices, les yeux à demi fermés, l’esprit éteint, seulement absorbé par l’envie de vivre ce moment.

Et puis je me souviens que je ne fume pas, de toute manière. Mauvais pour la santé.

Je ne suis pas en Côte d’Or non plus d’ailleurs. Contraire aux consignes sanitaires. Je n’aurai pas pris le risque de ramener le virus à tous mes petits vieux.

Philosophie et même humour

J’aime bien, Thomas Snegaroff. Déjà, parce qu’il a un nom formidable. Ça sonne bien, ça sonne comme une aventure, une histoire, un périple qui vient de l’Est, avec des secrets et des zones d’ombre, des mystères d’alcôve, de famille et d’honneur, tout ça pour être historien et spécialiste des Etats-Unis, comme un transfuge des plus belles heures. Avec un nom pareil, normalement, on est dans un James Bond.

« Si nous étions sûrs de nous en sortir, nous prendrions cela avec philosophie et même humour. Mais nous ne sommes sûrs de rien, n’est-ce pas ? » (Twitter, @thomasSnegaroff)

On pourrait lui opposer Beaumarchais : « Je m’empresse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ».

Quand on ne sait rien, que l’on est ballotté par les événements, chacun sa protection. Je préfère rire, rire du pire, ironiser, tourner en dérision, moquer, feindre la bêtise, jouer de maladresse, de lourdeur, voire, rarement cependant, de méchanceté. Il sera toujours temps de pleurer, après. Je serai le premier à pleurer. Sur les proches qui vont mal ou sur moi-même. Personne ne fait encore le malin dans un service de réanimation, personne ne tourne en dérision un catafalque.

Aussi, je comprends ceux qui réagissent autrement. Ceux qui ont peur, ceux qui sont graves, ceux qui recherchent dans la rationalité un réconfort et ceux qui cherchent dans le réconfort, une rationalité. A certains égards, un cierge dans une église vaut bien les statistiques d’un rapport scientifique. Comme un photophore sur un balcon ou des applaudissements à 20h depuis les mêmes balcons, ça ne sert pas à grand-chose dans l’immédiat, mais ça ne nuit pas, c’est émouvant, c’est trouver un sens commun. Comme beaucoup, j’adopte du mieux possible les consignes de confinement, comme beaucoup, je l’ai fait graduellement, comme le citoyen lambda, je suis celui qui est quand même allé au cinéma samedi soir, puisque c’était autorisé, qui s’est quand même promené au soleil dimanche, puisque il faisait beau. Ni mieux ni franchement pire, random guy qui préfère parfois avoir la tête dans le sable plutôt qu’entre les murs du salon. Si ça tourne mal, je pleurerai en ayant vaguement mauvaise conscience. Je n’accuserai probablement personne sauf la fatalité, ce coupable imaginaire et bien commode.

Chacun, avec son vécu, son éducation, ses peurs enfouies, aussi avec ses galères du moment, avec ses pâtes trop cuites et son stock de PQ en baisse, avec sa voisine qui baise trop bruyamment et les gosses du dessus qui galopent toute la journée, chacun se débrouille comme il peut avec son âme, sa conscience et sa difficulté à occuper la journée (ou sa vie). Ça n’est pas un échec. Le véritable échec, c’est de perdre son indulgence envers les échecs des autres.  

Malheureusement, avec des raisonnements pareils, on rembourse l’homéopathie.

Après, perso, j’aime le sucre.

Par la fenêtre

Tard, hier.

Après une journée enfermé, c’était plaisant de laisser le froid de l’extérieur pénétrer la chambre. Fenêtre ouverte, la clarté de la rue poursuivait les courants d’air et venait révéler la chambre. Du lit, je regardais les murs de l’immeuble voisin. L’orange des briques teintait la nuit. Les restaurants voisins, inhabituellement clos, rendaient à la nuit son silence. C’était calme, comme une nuit de vacances. Facile de laisser l’esprit s’échapper par cette fenêtre, imaginer que cette fraîcheur est celle d’un crépuscule de soir d’été, le savourer. Laisser les immeubles devenir des arbres. La lumière des réverbères, la lueur de la lune. Le tintamarre métallique d’un scooter qui passe, le crissement des grillons qui chantent. Les arabesques métalliques du garde-corps, celles végétales d’une glycine. Quasiment, en sentir le parfum. Projeter l’imagination vers ce printemps, cet été, ces vacances à venir, rejeter cette idée incertaine, juste ressentir le piquant du froid sur le visage et le moelleux de la chaleur de la couette. Égoïstement, se repaître de son propre plaisir, se laisser engourdir à chaque inspiration de cet air frais, aimer cet instant et vouloir le conserver quelque part. Tendre la main vers le vieil appareil photo, sorti durant l’après midi d’un carton où il était oublié, jouer un instant avec les réglages, respirer, s’immobiliser le temps de l’exposition. Rater. Faire du flou. Faire du sur-exposé. Faire du sous-exposé. Recommencer, savourer aussi le claquement mécanique du déclenchement. Si vieux, si hors du temps. Complexe, mais aussi tellement simple.

Clic-clac

Clic-clac

Clic-clac

Clac-clac

Clic-clac

Derrière moi, la vieille horloge mécanique compte irrégulièrement les secondes.

Clac-clac, clic-clac.

De la droite, au travers des carreaux qui mériteraient d’être lavés, vient le vacarme un peu aigu et insistant d’un taille-haie. Des employés municipaux entretiennent des lierres qui débordent sur le trottoir. Il ne fait pas vraiment beau. Pas vraiment moche non plus. Pas vraiment froid non plus. Ni chaud. Il fait terne. Le calme avant le désert. Ça devrait être une journée de clôture d’un hiver trop doux. Je ne devrais pas être dans mon salon. Je ne suis pas sorti de chez moi. Pas de raison de le faire. Pas recommandé de le faire. Nous sommes le 17 mars 2020, j’ai 36 ans, je ne suis plus si jeune mais pas encore vieux. Depuis le dernier billet cloué sur rouge-cerise.net comme un clou sur un cercueil, j’ai travaillé, acheté, consommé, aimé, emménagé, évolué, déménagé, rénové, fabriqué, épousé. J’ai eu peur parfois, j’ai ri souvent, j’ai regretté des fois, j’ai ressassé trop, j’ai craint. Je me suis trahi et j’ai été trahi. J’ai été quitté et je divorce. Quelques années à toute allure. J’ai quelques regrets, mais peu de remords.  

Nous sommes le 17 mars 2020, j’ai 36 ans, je réapprends à être serein et tout semble l’être, pourtant je ne devrais pas être là, dans ce salon, mon salon, à travailler sans y parvenir totalement, à écouter ce clic-clac un peu malade mais courageux. Derrière les carreaux sales, flottant comme le bruit de la ville, rode la maladie qui va soudainement figer nos vies. Elle et son nom technique, son nom laid comme un formulaire administratif, qui sonne comme le hoquètement d’un malade vomissant ses entrailles, va faire tomber sur nous une nappe de brouillard, pénible, molle et insistante, va nous éloigner les uns des autres en dépit de nos efforts numériques de conserver des liens. Seul dans un salon, mon salon, à travailler sans y parvenir totalement, enveloppé du cliquetis de cette horloge qui compte maladroitement les secondes perdues, je repenserais au temps d’avant, occasion imposée de sombrer dans la mélancolie, faire le tri des souvenirs, y retrouver les éclatantes fleurs passées, séchées comme dans un herbier et qui renferment les graines des bonheurs d’après. Ce syndrome respiratoire qui tue sera peut-être une respiration utile. C’est en le vivant au jour le jour qu’on le découvrira.