Une bourrasque me fait presque vaciller. Ça brasse toujours à cet endroit. Je persiste: je veux continuer à suivre ce garçon au jean gris ajusté juste comme il faut. Je pousse le vent devant moi, je vois que lui aussi lutte un peu. Ses cheveux, pourtant assez courts, virevoltent. Ça fait bien 50 mètres que je le poursuis. En vérité lorsque je suis arrivé sur l’esplanade, je n’ai pas saisi immédiatement que c’était quelqu’un. Il faisait un exercice de gymnastique sur des marches d’escalier. Le pont, comme quand on était petits, à l’école. Sauf que lui avait les mains 3 marches plus bas que les pieds, et parvenait pourtant à tenir parfaitement courbé. Son t-shirt était aussi largement remonté sur son torse, laissant apparaître un ventre coupé bien symétriquement par une ligne de poils remontant vers les pectoraux, d’un côté. De l’autre, cette ligne châtain clair accompagnait l’œil à la ceinture, puis sur ce jean, gris donc, qui fuselait des cuisses agréablement galbées. Entre, évidement, la bosse du désir avait capté mon regard et accéléré doucement ma respiration. Je suis resté à le regarder tenir ainsi une demi minute, pas trop loin et pas très discrètement. J’ai hésité à voler une photo pour le mini groupe WhatsApp des potes qui, comme moi, auraient apprécié le spectacle à sa juste valeur. Je ne l’ai pas fait, un peu par crainte de me faire griller, un peu par honte de passer pour un genre de prédateur détraqué. Ça n’aurait pas été grand chose comparé à ma décision de le suivre après qu’il se fut relevé, qu’il eut réajusté son t-shirt en cachant ainsi des abdos dessinés juste comme il faut, puis remis son pull et enfin sa veste, pris ses affaires et se soit mis en chemin. C’était uniquement pour le plaisir de regarder son cul. Alors, bon, passer pour un prédateur… Mais c’était si beau à regarder. C’est le plaisir de la balade sans destination : la destination devient celle où le hasard guide les pas, et où les yeux emportent l’imagination.
Me disant cela, j’ai le regard attiré par un petit groupe, 4 personnes, dans un coin de la tour nord-est. Par ce froid, ils semblent pique niquer. Qui pique nique un samedi soir d’octobre sur le parquet de l’esplanade de la bibliothèque François Mitterrand ? À quelques éclats d’une lumière vacillante, je constate qu’ils ont allumé des bougies. Intrigué, je ralenti, ralenti, et dévie légèrement pour me rapprocher. Je réalise que ce petit groupe, emmitouflé dans des doudounes, est en train de se préparer une raclette. Il y a là un peu de charcuterie, un paquet de fromage en tranches. J’ai envie de rire tant c’est improbable. Je ne suis pas certain qu’ils soient confortables, je ne suis pas certain que leurs bougies chauffent assez pour fondre le fromage, je suis pourtant certain qu’il vont passer une bon moment : Même ratée, leur soirée sera assez inattendue pour être mémorable.
Pendant ce temps, le pantalon gris a fait une échappée et déjà, il disparaît de mon regard et de mon esprit. Entre les issues de secours de la bibliothèque et un passage destiné à je ne sais quoi, zone un groupe de jeune. La parole forte, les gestes amples, les rires gras : ils sont exactement le cliché du groupe d’adolescents. Mes yeux glissent le long des murs en bétons, tombent sur deux garçons, joggings un peu ample, tshirt ajustés répétant une chorégraphie. Mouvements larges, étendus, successions de mouvements rapides et de pauses marquées. Je n’entends pas leur musique, ca n’en est que plus beau : je ne vois que la précision des gestes, la régularité des enchaînements, le synchronisme des corps, l’amplitude emphatique des moulinets de bras, la rectitude sévère des pas chassés. L’un d’eux me jette, un regard. J’esquisse un vague sourire, un peu gêné. Nos yeux restent accrochés quelques fragments de seconde, c’est à la fois court et interminable. J’aurai voulu transmettre dans cet instant mon admiration pour leur courage à s’entraîner ainsi, un soir venteux d’octobre. Leur indifférence aux regards des badauds qui comme, s’interrogent vaguement sur leur but ou les ignorent surement. Et surtout pour la beauté de leur art, inattendu ici. Pourtant je n’ose pas m’arrêter, je passe devant eux. J’aurai du.
C’est passé, c’était beau, c’était instantané, c’est pour ça que j’aime cette esplanade. Le vide y est toujours empli de tout et n’importe quoi, ce qui est la plus parfaite preuve de son humanité, non ?