Je me demande si je n’ai pas fait une sottise avec ce départ. Je suis trop vieille pour ça. J’ai voulu faire plaisir à Inès mais était ce bien raisonnable ? Quitter la maison 3 semaines complètes, et puis si loin… Je ne suis pas certaine. Tout est prêt pourtant. J’ai des billets de train, et c’est Mme Bardou qui va m’emmener à Tours. Je n’ai pas voulu demander à Jean Claude. Il est contre ce voyage et m’a disputé au téléphone. Il sera toujours tellement raisonnable. Trop ! Si j’avais été comme lui, je n’aurai jamais trouvé et épousé son père ! En tout cas je dois aller à Tours, puis à Lyon, puis encore un train, et après c’est Emilie qui doit venir me chercher et me conduire dans une auberge. C’est elle qui l’a trouvée et réservée pour moi. Je suis un peu gênée, tu sais, car elle va payer pour moi, mais c’est vrai que ça m’arrange, je n’ai pas beaucoup de sous, avec ma petite pension. Je suis allé voir le docteur pour avoir mes ordonnances et mes médicaments pour tout le mois. Il ne semblait pas affolé par mon idée de vacances, lui, au moins. Tout est bien prêt, dans la valise. Mes pilules et les ampoules d’insuline, mes vêtements pour les 3 semaines. Je n’en ai pas vraiment assez mais Emilie m’a dit que je pourrais les nettoyer chez eux. J’ai même acheté quelques livres au supermarché, des livres de poche modernes, il y a des polars et puis aussi plusieurs livres d’une série qui se passe au canada. Ah, elle va voyager ta petite vieille, cet été ! J’aurais bien aimé prendre de quoi faire un peu de tricot aussi, mais je ne sais pas si je pourrais avoir de la place dans la valise. Peut être que je pourrais en trouver là-bas, si ça se trouve ? Emilie m’a dit que l’auberge est bien, avec un petit lac, et un grand jardin. Je verrais bien ça, surement que c’est très dépaysant. Oh, j’ai peur, mais en fait tu vois, en te disant tout ça, je suis excitée et j’ai hâte. Je me sens toute jeune à nouveau!
Beaucoup de sable et deux dos musclés
Le sable était brulant. L’air, lui, était doux. Presque frais, agréable en tout cas. J’avais mal au pieds, le sable grattait et m’agaçait, mais moins que cette sensation pénible que la crème solaire laissait sur ma peau. Pourtant elle n’était pas mal, cette crème. Pas vraiment grasse, conformément à la promesse du packaging. Mais bien là, sèche, accrochante. En même temps, c’est bien ce qu’on lui demandait. Devant moi, les deux dos convenablement musclés se balançaient d’un pas à l’autre, de cette démarche caractéristique que l’on a dans le sable meuble, lorsque le pied cherche sa stabilité, s’enfonce, que le mollet hésite, le genou également, et puis finalement s’ancre dans le sol, et qu’on avance encore un peu en soulevant une gerbe de grains d’un jaune très clair, une gerbe qui s’éparpille dans le vent iodé. Je me demandais un peu ce que je foutais là. Était-ce cela, ma vie, à cet instant ? Regarder ces deux garçons, que j’admire et que j’aime chacun à un degré différent et pour des raisons diverses ? Tout en soufflant contre ce sac, trop lourd, ce soleil, trop agressif ? Mais en respirant cet air, délicieusement parfumé par la mer et par les conifères ? Je l’aspirais, en fermant les yeux. En savourant. Comme pour m’ennivrer, jusqu’à l’excès. Il n’y a pas plus égoïste que jouir d’un instant, en ressentir toutes les facettes, en apprécier le camaïeu des stimuli qui s’éparpillent, se retrouvent, s’aglutinent et font jaillir l’émotion, positive ou négative. C’est exactement ce que je recherchais dans ces quelques jours à Arcachon, c’est exactement ce dont j’avais besoin. L’ivresse du ressenti. Plus que de voir du monde, des visages nouveaux, que de rechercher à plaire pour se rassurer, j’avais besoin de me dire que si j’étais là, juste avec eux deux, ça n’était pas juste par pur hasard, mais parce que l’on partageait quelque chose : On créait un souvenir, ensemble et aussi chacun de son côté. S’il n’y avait pas eu ce sable trop lourd sous les pas, j’aurai forcé l’allure pour les rejoindre, s’il n’y avait pas eu ces crèmes trop grasses pour se toucher sans que ça ne soit désagréable, j’aurais ouvert les bras pour les enlacer, s’il n’y avait pas eu cette pudeur que l’amitié parfois impose, je les aurais étreints en les remerciant d’être eux et d’être ici. Solitairement, égoïstement, je dépiautais mon ivresse et du faisceaux des stimuli entortillés, l’air marin, le vent dans les pins, le sable chaud, le parfum lourd des résineux, le soleil sur la peau, je regardais naître petit à petit la satisfaction, toute simple, je la sentais m’étreindre et me faire me sentir, non seulement vivant, mais complet et heureux. Seule leur présence pouvait sublimer cet instant de même. C’est ça, l’amitié. Au fond c’est de l’amour sans la naïveté.
Après je venais de tester le naturisme donc j’étais peut être un peu désorienté.
Jeanne – Papiers
La table du salon était impeccablement propre. Pas une poussière ne venait perturber le lustre du bois verni. C’était un beau plateau en bois brun chatoyant . Du merisier, probablement. Classique. Le large plateau était encadré de 6 chaises du même acabit, à l’assise tendue d’un genre de velours cramoisi un peu défraîchi mais là aussi, soigneusement entretenu. Le plateau était un peu encombré de tout un tas d’empilement. Une petite boîte en carton, genre boîte à chaussure d’enfants, contenait une profusion de médicaments et de matériel médical. Un lecteur de glycémie, plusieurs seringues d’injection. À côté, des papiers imprimés, soigneusement triés, portaient la marque de pliure indiquant qu’ils était arrivés par la poste. D’un coup d’œil, on pouvait lire des trajets de train, une correspondance, un plan, une réservation dans une auberge. Les éléments importants étaient surlignés. Un numéro de téléphone était écris en gros en tête de page, au stylo noir. Un cahier d’écolier, lui aussi soigneusement aligné, avec un stylo Bic transparent, complétait l’alignement qui se terminait par une orchidée violette magnifique. Au centre enfin, une bonbonnière trônait.
Derrière les sièges, imposant, régnait un buffet vaisselier du même bois. Massif, les coins arrondis et les corniches un peu moulurées, il écrasait de son poids toute la pièce. Impeccablement vernis, soigneusement épousseté ses étagères du haut n’étaient pas garnies de vaisselles mais d’une collection de figurines en porcelaine. On pouvait distinguer des santons, et des représentations de divers personnages ruraux, de la lingère au berger. À côté du buffet, une porte vitrée donnait sur un couloir d’où s’échappaient deux voix féminines.
– Et alors il y avait ce mot ci, dans le courrier, bien plié. Regardez Mme Pernin. C’est l’écriture de la petite Inès, n’est ce pas une jolie écriture ?
On distinguait nettement la voix un peu perchée de Jeanne.
– Il y avait les billets, avec. C’est si gentil. Oh, je le savais, Emilie m’avait déjà tout dit. C’est une auberge, à quelques kilomètres seulement de la maison.
– Mais pourquoi avoir refusé d’aller dans la maison ? Vous m’aviez pourtant dit que c’était grand, et qu’ils vous avaient promis une chambre seulement pour vous.
– Jamais je n’aurai voulu. Vous savez je n’ai pas quitté cette maison depuis des années, des décènies mêmes. Non, je n’allais pas me retrouver tout le temps avec eux. J’ai mes habitudes, et je dors peu, je n’ai pas leur rythme, je le vois bien quand ils viennent ici quelques jours ce n’est pas vivable pour moi. Je lui avais dit…
– et c’est pour ça qu’elle a cherché cet hôtel ? Vraiment Jeanne, votre petite fille est une crème.
– une auberge. C’est une auberge. Surement que c’est plus familial qu’un hôtel et avec moins de manière, en tout cas j’espère. Et ils viendront me chercher le matin, un jour sur deux à peu près, et comme ça je suis avec eux et Inès, mais pas tout le temps, c’est bien ainsi. Je ne dérange pas, et je reste tranquille. Voyez, le prospectus ? Il y a même un étang à coté.
On entendait quelques papiers changer de main.
– Quand même à votre âge, quelle aventure ! Mais rassurez vous, Jeanne, pour le jardin, c’est parfait, je m’occupe de tout. Il sera impeccable à votre retour, j’ai promis.
– Oh ce n’est pas si grave, je vous épuisez pas à la tâche, vous avez déjà votre ouvrage, repris la voix de Jeanne. Pensez juste à ramasser les tomates mures, et donnez les à monsieur le curé, il saura bien les distribuer. Je vous ai montré où étaient les boites ?
– Déjà avant-hier, Jeanne, déjà avant-hier. Je sais tout, partez tranquille ! En plus, on a tout le temps d’en reparler, c’est dans plus de 10 jours le grand départ !