Voyages

Dans le métro ce matin, j’ai repensé à mes premiers trajets en arrivant en ile de France. Les rames étaient à peu près vierges d’écrans, de toute manière il n’y avait aucun réseau mobile. Les ipods régnaient en maîtres, mais pour le reste les livres en papiers étaient là. Surtout, les regards étaient là. Même dans le vague, perdus, renfermés sur eux même et sur le trajet quotidien, il était possible de croiser des yeux, échanger un vague sourire un peu compatissant, ou alors de connivence lorsqu’on se surprenait à regarder ensemble quelque chose ou quelqu’un et qu’en s’interrogeant du regard, on savait qu’on était d’accord sur la conclusion. J’ai la chance de faire une bonne partie de mes trajets sur une ligne de surface. Les yeux peuvent s’égarer sur les façades des immeubles. S’agripper aux œuvres de street-art. Comparer les architectures. Constater le temps qu’il fait. Voir le soleil, un peu.

Ça n’est pas forcément merveilleux. Les immeubles, ce sont aussi ces tours assez vilaines du quartier Olympiade. D’autres immeubles un peu ratés, qu’un architecte a dû trouver harmonieux sur le papier et qui se révèlent décevants une fois élevés. D’autre encore où l’architecte, blasé, n’a pas même fait l’effort d’essayer. Mais ce n’est pas grave, même moche, même quelconque, les yeux sont sur le lointain.

Dans le métro ce matin, j’ai constaté que les têtes étaient baissées. Juste des têtes fléchies, avachies, pesantes, courbées sur des écrans illuminant en blanc froid, en bleu, des yeux cernés, fatigués, clignotants. Plus de regard sur le voisin, sur la voisine. J’ai réalisé que moi même, je ne jetais plus un œil à la dérobée que sur l’écran d’un autre, que je n’imaginais plus en fonction de la personne, mais en fonction de son écran. Une série, un jeu plus ou moins débile, traduisent ils un simple sentiment d’ennui, et l’espoir d’oublier ce temps de transport ? Un jeu plus complexe, et je m’interroge sur ce gamer : que va-t-il chercher dans ce monde virtuel ? Quelle quête est il en train de réaliser ? Combien de temps y consacre t il ? Est-ce totalement solitaire, ou bien a-t-il des amis dans cet environnement virtuel ? Un article de presse, et je cherche à connaitre l’origine. Généraliste genre Le Monde ? Libé ? 20 minutes ? Le Figaro ? Ou un spécialiste quelconque ? J’imagine ce qui se passe dans la tête des lecteurs. Pourquoi ce site ? Pourquoi cet article ?

Par exemple, ce jeune homme en costume de milieu de gamme, pourquoi Le Figaro ? Est-ce le hasard d’une agrégation google news ? Ou bien est ce vraiment son affinité ? Soudain je l’imagine, partir le matin, embrasser vite fait sa copine, un lacet mal fait et les cheveux encore humides. J’imagine un appartement quelconque de place d’Italie. Pas fou, mais pas minable non plus. Un deux pièce un peu minuscule, certes, mais qu’elle a arrangé comme elle a pu, avec quelques guirlandes lumineuses, un terrarium qu’on lui a offert parce que c’est à la mode, un peu de désordre et de la vaisselle ikéa dans la kitchenette. Ce n’est pas chez lui, ce n’est pas chez eux, en fait, c’est chez elle. L’armoire est remplie de vêtements féminins, rien qui ne soit à lui. Les murs, grelés de photos où il n’est pas, mais où elle pose avec d’autres, en Amérique du sud, et puis aussi au Maroc, et beaucoup, beaucoup, des images d’océan. Va savoir pourquoi. Pourquoi n’est il pas là ? Comment en sont-ils arrivés là? Je les pense amants de circonstance, je jette un regard à son annulaire, vierge. Elle est Parisienne, ils se sont connus il y a longtemps. Lui il vient de l’Est, ou non, plutôt du Sud. Orléans, ou plus loin encore, pourquoi pas Vierzon ? Il est venu pour un entretien quelconque. Un stage, ou un emploi, même. Il sent le crépuscule de la vingtaine arriver bien plus vite que prévu, et sans doute veut il rejoindre la capitale pour se rapprocher d’elle. Une amoureuse d’il y a longtemps, des études, et qu’il a l’espoir d’accrocher plus longtemps, car il sent qu’ils sont faits pour être ensemble mais il n’a jamais osé le lui dire, de peur de se faire rembarrer. Il en a assez de Vierzon, des potes toujours pareils, de sa mère qui veut le voir tous les dimanches, et de son père qui lui casse les couilles à radoter toujours les mêmes conneries. Alors il espère arriver ici, trouver son logement pas loin et petit à petit, de nuit volées en baisés échangés, se fixer un peu. Il escompte, semaines après semaine, l’apprivoiser et sans jamais le lui dire franchement entrer dans sa vie, moitié par habitude, moitié par effraction. Il se voit père, si ça se trouve. Il n’imagine pas que pour elle, il n’est pas grand-chose. Un pote qui baise bien, qu’elle n’assume pas auprès de ses copines, dont elle ne raconte même pas la présence, régulière pourtant, le temps d’un weekend. Lui l’aime. Elle, elle l’aime bien. C’est tout le drame qu’il ignore, qu’il soupçonne peut être au fond de lui mais qu’il souhaite, tout aussi vaguement inconsciemment, conjurer petit à petit. Il y pense un peu, à cet instant, alors que ses yeux marron clair glissent sur les lignes sans les lire vraiment. Il passe sa main dans ses cheveux en désordre, au fond il est assez beau, ce garçon, avec son physique quelconque mais attachant, son nez un peu court et retroussé, une barbe irrégulière mais qu’il conserve pour faire plus vieux et parce que c’est à la mode. Sa peau garde quelque traces de l’adolescence, mais elle est assez belle, pas grisâtre, avec quelques petites rides au front et à la commissure des yeux. Le cou est convenable dans ses proportions, et s’engouffre dans un col de chemise un peu déserré. Sans la cravate, le premier bouton serait ouvert, et alors peut être que quelques poils s’échapperaient. Ce qui ne va pas c’est justement sa chemise mal repassée. Elle a souffert du passage dans la valise, dans le TER de Vierzon. Et cette cravate un peu trop large au nœud approximatif. Il n’en a pas l’habitude mais tout en s’en défendant auprès de ses potes, il aime bien car il se sent plus important et digne, plus adulte, ainsi. Il est encore trop jeune, probablement, pour savoir qu’on reste enfant toute notre vie, que seules les circonstances nous forcent à être adulte, responsable, pénibles. Le reste, ma foi, pourquoi pas. Il passe encore la main dans sa tignasse, quitte cet écran froid, relève la tête, jette un regard vif sur les murs de la station dans laquelle la rame s’engouffre. Je vois une inspiration rapide, un frémissement des narines. Il tourne la tête, nos regards se croisent. Je choisis de soutenir un peu ses yeux. Marron clair.

Au fond, je veux qu’il sache que je l’ai vu et que dans ce métro, il m’a fait voyager tellement plus loin que ce que mon écran, qui s’est éteint, n’aurait jamais pu le faire.

Un nom

A demi allongé, avachi sur les oreillers, débraillé et décoiffé, un peu emmêlé dans la grande couette, je savourais mon bouquin. Le bouquin d’évasion parfait, qui pourrait être une série Netflix idéale, mélange de grandes intrigues sur plusieurs chapitres et de petites péripéties sur quelques paragraphes, de faits d’épisodes quotidiens presque répétitifs mais dans une trame plus extraordinaire, bref la chose idéale pour se laisser emporter tard le soir alors qu’il faudrait dormir et tout aussi tard le matin alors qu’il faudrait… Non, il ne faudrait rien, c’est OK après tout de trainer un samedi matin. Plongé dans la chaleur du lit, laisser les yeux glisser sur les lignes, l’esprit s’évader… L’héroïne vaquait à ses occupations et puis soudain, il a fallu que l’auteure précise un nom de rue. Le nom de mon ex-mari. Voir ces syllabes accolées m’a arraché de l’univers du bouquin, comme on ouvre trop brutalement les rideaux d’une pièce plongée dans une rassurante pénombre. Cette irruption d’une part de ma réalité m’a laissé hébété, à l’arrêt. Bloqué. Je n’arrivais plus à faire avancer mon regard. Fixant ces quelques malheureuses lettre juxtaposées, je ne parvenais pas à accepter leur présence ici. Pourquoi m’imposer ça, moi qui était si bien, vautré dans ma matinée de weekend, feignant d’ignorer un programme de la journée pourtant presque minuté ? Au fond de moi, je sentais les sentiments fourbir leurs armes, l’inconscient pousser au naufrage, le conscient écopant à toute allure, et la zone grise un peu entre les deux faisant n’importe quoi. Le pessimiste me hurlait que voilà où j’en étais : loque plus proche de la quarantaine que de la trentaine, échoué lamentablement en travers d’un lit entouré d’une chambre mal rangée, en plein refus de la réalité et préférant une pauvre série romanesque tout à la fois de gare et à l’eau de rose. L’optimiste, l’œil torve et un peu grinçant, renchérissait en acquiesçant : “ouais, ouais, and so what, c’est quoi ton problème avec ça, tu vivais pas déjà ta meilleure vie quand tu restais enfermé dans ta chambre le matin, adolescent, perdu dans tes livres, t’es pas bien là, pas lavé, un plateau plein de miettes du petit déjeuner éparpillées autour d’un mug sale, les pieds à l’air, c’est quoi ton problème, ose dire que ça ne te manquait pas, marié, ces moments de relâchement et de solitude, ose seulement le dire!”. Effectivement, je ne pouvais pas le dire. Les matins à deux, relâchés, je les aimais bien aussi pourtant, aussi. Avec cependant, toujours au fond de la tête, l’inquiétude de ne pas oublier ses envies à lui. Les yeux toujours figés sur le livre, je repensais à ce nom que j’ai chéri, si fort, et que pourtant j’avais refusé d’adopter. Crainte inconsciente d’aller trop loin ? De trop m’impliquer, d’effacer mon identité ? J’ai toujours trouvé regrettable et jamais compris cette habitude de changer de nom lors d’un mariage, à fortiori car ce sont presque toujours les femmes qui concèdent ce sacrifice. Ce n’est qu’un nom, mais un nom ce n’est pas rien. Quelle dose d’enthousiasme, d’abandon de soi faut-il pour renoncer ainsi à son nom et l’histoire qui y est associée, et en accepter un autre qui porte lui aussi une histoire, mais pas la même ? Quel niveau de souvenirs déplaisants sont nécessaires ? J’avais trouvé amusant, un peu après mon mariage, de mélanger nos noms pour en créer un de toute pièces à destination des réseaux sociaux, là où un relatif anonymat était souhaitable. C’était un peu romantique, et cette création ex-nihilo, était à nous et à nous seul, sans l’histoire de nos familles. Ca n’était qu’un pseudonyme, mais il était commun, et créé par nous, pour nous. Je repensais à nos discussions sur le sujet, quelques mois, quelques semaines même encore, avant la rupture. De fil en aiguille, je repensais à ma douleur, au moment de renoncer à l’alliance, ce bête anneau de métal gravé d’un prénom et d’une date, symbolique lui aussi, comme un nom. J’ai senti s’embuer mes yeux. Si en plus, il avait fallu changer de nom, revenir en arrière… Mon pouce, comme, encore aujourd’hui, je recherche un peu de réconfort, parti à la recherche du métal tiède et lisse, à l’intérieur de l’annulaire gauche. Je repensais à mon émotion au moment où il me le glissa au doigt; une émotion presque craintive tant l’ampleur et l’audace de l’engagement qu’il représentait me stupéfiait. De la page, mon regard glissa dans la chambre, vers la petite coupelle où cet anneau est déposé depuis plus d’un an désormais. Je me suis promis de le ranger définitivement vendredi prochain. L’audace n’était pas si forte. L’ampleur, pas si importante. Dans un soupir, je décidais qu’il était temps de poursuivre. Mon regard rechercha sur la page les quelques lettres aussi émouvantes que dérangeantes, et glissa sur la suite. Le lit, la couette, le désordre, petit à petit, s’estompèrent jusqu’à disparaitre. L’histoire continue.

Heureuse tristesse

Un sentiment m’assaille, à chaque arrivée là-bas. Tellement ambivalent que je peine à le définir, mais que j’ai le sentiment de si bien connaitre et si bien retrouver. Chaque fois, je pense au premier paragraphe du premier roman de Sagan. “Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsède, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres”.
Un sentiment que je ressentais souvent, avant d’être en couple, que j’avais un peu oublié, pendant, et qui ressurgit. “Une soie énervante et douce, qui me sépare des autres”, est l’image quasi exacte.
La volonté de tout couper, d’oublier le monde, de me rabougrir dans mon coin de campagne avec l’espoir également angoissant et rassurant d’y être oublié. Imaginer une vie en presque autarcie, seulement occupé à faire survivre ces murs biscornus et ce toit bancal. Me plonger et même me noyer dans une forme de renoncement, comme on plonge dans un roman, vous savez, ce genre de roman où l’on s’imprègne tellement de tout qu’il semble plus réel que nos vies un peu absurdes. En ce moment, je me noie dans un roman se déroulant à la fin du 19eme siècle en Ariège. C’est dire.

Et puis, comme c’est la vraie vie, je me secoue, je mets à exécution une part seulement de ce renoncement : en déposant le smartphone, j’abandonne la connexion permanente au monde et en quelques heures le bonheur s’installe. La morosité est remplacée par le plaisir de vivre doucement, hors des soucis habituels, remplacés seulement par les préoccupations très concrètes envers ces murs biscornus et ce toit bancal.
Les jours passent. Les amis aussi. Un oiseau rentre dans la maison, je l’en fais sortir. Des lézards se promènent. Une pluie noircit la terre, le soleil la fait ensuite fumer en parfumant l’air. Une randonnée succède à des menus travaux. J’y regrette de ne pas être capable de reconnaitre les essences des arbres, des fleurs, des cultures, et d’en connaitre les dangers ou les vertus. La soie n’est plus énervante et douce, mais seulement douce.

Et puis, vint le départ. Je suis parti sur un coup de tête, l’envie de rester sur une bonne journée. Je ne voulais pas laisser à la soie le loisir de redevenir énervante. En une heure, deux peut être, j’ai tout remis en état de veille et c’est le cœur lourd que je suis parti, obsédé par l’indécision, encore, quant à ce que je veux faire de ce lieu.

Je n’ai pas fait 2 kilomètres que, saisi par la beauté de la fin du jour et du début du crépuscule, je me suis arrêté.

Là, le long de la route, j’ai le sentiment de sentir simultanément la vacuité de l’existence et son indéniable intérêt. La sensation est profonde, car elle est sincère. Il n’y a pas, ou si peu, d’artifice à ce moment.
Il a plu. C’est vert, jaune, rose, bleu, violet. L’air légèrement frais sent la terre et le petrichor. Le soleil est rasant, il dessine les collines, inonde pour quelques minutes encore le fond de la vallée, s’éclate sur les moindres obstacles, arbres, moutons, clôtures, vaches, étirant des ombres toutes en nuances de vert. C’est beau, c’est simple, c’est tout. Une brume se forme devant moi, âcre, un peu musquée. Piquante et chaude. Des volutes s’épanchent, s’estompent, étalant une odeur de cavalerie et de vanille, d’animal sauvage et d’encens, presque de renfermé, comme la maison lorsqu’on y entre après une longue absence.
Tout parait si réel, à ce instant. Tout l’est, précisément. La vie semble consistante, sincère, franche, immuable. Et pourtant aussi sensible, fragile, fugace.
En tous cas, je renonce à la comprendre et m’applique seulement à la savourer.
L’envie me traverse de vouloir rester, seul s’il le faut. Et même, en fait, précisément seul, oui. Je me rêve de nouveau hermite, hors du monde. L’idée revient comme à l’arrivée, différente pourtant, car les amis sont passés. Comme l’instant, l’envie est aussi fugace qu’ambivalente. Elle est un paradoxe parmi tous ceux qui permettent de vivre.
Je me retourne, plonge les yeux dans la forêt, verte sombre. La nuit commence à gagner.

Soudain, un tracteur antédiluvien surgit dans un concert de claquement et de grincement. Juchés dessus, elle au volant, lui sur le garde boue gauche, deux jeunes, fin de vingtaine, tressautent au rythme du moteur et des bosses de la route. Ils rient. Ils me font signe. Je leur réponds. Je suis jaloux, mais les voir heureux me rend heureux.

J’inspire une dernière bouffée de cet air fraichissant, expire profondément. Il est temps de vraiment partir.

Bribes

Bruit de scooter, par la fenêtre ouverte. J’entends un craquement léger et une voix étouffée. Est-ce un rêve ? Je m’imagine dans un fauteuil. Je n’y suis pas. Je suis ailleurs, l’esprit embrumé, égaré dans cet étrange état entre sommeil et éveil. J’en ai conscience. Je cherche à y rester. C’est si agréable. Se sentir dormir, avoir conscience de son repos, c’est presque aussi jouissif que le parfum de la brioche chaude un matin d’hiver. Je me retourne langoureusement, par mouvements désordonnés. J’ai mal à l’oreille droite. Satanées bouchons d’oreilles. Étalé sur le lit, je roule sur le dos. Bien être.

Je ressens un léger torticolis. Agacement. Je respire lentement. Entre les volutes des rêves, je perçois un fauteuil, des visages et des idées, un fauteuil club un peu déglingué, jamais je ne saurait ce qu’il fait là. Des montagnes frappées par des vagues dont je sens jusqu’au goût salé. Un rire d’enfant. Des pétillements. Associée à un mélange d’excitation et de profond laisser-aller, je sens une idée se frayer un passage. “C’est ainsi, pas éveillé, pas endormi, que les instants sont beaux. C’est pur, c’est authentique. On touche du doigt la vérité poétique de l’inconscient en y accédant sans les excessives gesticulations de l’alcool ou d’autres artifices. Il faudrait l’écrire, mais l’écrire c’est se réveiller et se réveiller, c’est quitter et oublier. Dommage. Je ne veux pas”.

Je me dis que ce réveil nocturne est de mauvais augure, qu’il ne faut pas y céder, ou plutôt qu’il faut céder, s’abandonner, retourner au sommeil. Se réveiller seul, de traviole dans le lit, c’est comme une mauvais nuit dans un hôtel inconfortable, mais à domicile. Je sens l’échec venir, les brumes, partir. Les idées engourdies, je m’empare du téléphone. M’interdit de regarder l’heure. Onenote. J’y balbutie quelques sensations avant qu’elles ne s’effilochent. Le fauteuil. Les embruns. Les pétillements. Il faudrait l’écrire, plus tard, et pour ça conserver un souvenir. Il fait un peu trop chaud. Les draps sont un peu moites. C’est la nuit. Le scooter était solitaire. C’est l’obscurité et le silence.

Je me lève, toujours en proie au marécages des songes. La démarche est hasardeuse. Je veux savourer ce réveil. A contre courant, je cherche à rester dans l’océan absurde des rêves.

Sous mes pieds, le parquet s’enfonce, un peu, comme dans ce marécage. Il grince. Je pense à des garçons. Des beaux. Des séduisants. Lui, en particulier, qui m’émeut et qui fait hoqueter mon cœur. Je me dis que j’aurai aimé le découvrir dans mon lit, à l’entracte de cette nuit. J’aurai senti sa présence. Son odeur. Il n’y est pas. A dire vrai, j’ignore même son parfum nocturne. Je n’ai que la ressource de la rêver. Seul dans le couloir, je progresse jusqu’à la cuisine. Le froid du carrelage se substitue au craquement du parquet. J’ai laissé la fenêtre ouverte. Il fait frais. Pas froid, juste frais. Je repense à lui, qui faisait cette différence que j’ai adoptée. Je me sens las. Le froid de la rue, de la nuit, de l’air de Paris, se déverse dans la cuisine, remonte mes jambes, saisi ma taille, glisse dans mes narines. J’en emplis mes poumons, à fond, les yeux fermés, accoudé à la rambarde.

Je reste là, ballotté par les sensations, un instant. Je laisse la tête verser. Savourer. Savourer l’âme encore égarée. Tout est beau, dans les limbes. Il n’y a pas d’heure, pas de contrainte, pas de principe. Juste la liberté.

Le froid se fait plus insistant. Je me sens frissonner. J’entends le battement de l’horloge. Je ne veux pas savoir l’heure, je veux replonger dans le rêve. Juste assez conscient, je sais qu’il ne me reste plus longtemps pour sortir définitivement du sommeil. Je sens que j’ai encore une chance de repartir aisément, je ne suis pas encore assez ancré dans la réalité pour m’y accrocher pour une nouvelle journée. Je n’en ai pas envie. Je laisse un profond bâillement écraser mes épaules, puis j’inspire lentement, longuement, presque langoureusement, le sourire aux lèvres. S’il était là, je le rejoindrai. Il ne l’est pas, alors du même pas lent et irrégulier, je rejoins l’obscurité moite, dépose machinalement le téléphone, m’étale, m’éparpille, m’étends, m’étire, et, dans une longue expiration, me laisse engloutir encore.

Funambulistes

Par une ou deux fois, j’ai été tenté de participer à des ateliers d’écriture créatrice.

Oui, cette première phrase est un plagiat de Pep.

Je regardais ces derniers mois, années, quelques connaissances plus ou moins proches avoir le courage de se lancer. Je ne l’ai pas. Ecrire, c’est si personnel.

C’est l’envie d’écrire qui m’a fait rouvrir un blog.

Un blog parce que c’est personnel, ça évite le risque du ridicule qu’évoque Pep, dans un atelier. C’est égoïste. On se met -je me mets- en danger, mais seul, en étant dieu sur son espace. Pas de risque de réaction négative. Ce n’est pas un récit et des personnages à construire, ça n’est que se regarder soi même. C’est égoïste et rassurant, bref, c’est l’onanisme de l’écriture.

Alors, l’Auberge des blogueurs, c’était l’occasion d’une interaction, de découvrir d’autres techniques d’écritures, de créer un personnage, de le façonner, de constater la manière dont il est perçu par d’autres personnes virtuelles et d’autres auteurs réels. D’un coup, le blog devient protéiforme. On voit ceux qui ramassent le message jeté à la fenêtre. Et le banc public devient un cercle de parole. Je m’y suis précipité.

Pourtant et comme le note Pep, derrière un personnage, il est difficile de ne pas laisser filtrer soi-même. C’est une mission à chaque mot, chaque phrase, chaque évènement inventé. Même en tentant de construire une identité à fondamentalement différente de soi, c’est une gageure. Ecrire l’esprit d’un autre demande soit la même schizophrénie que jouer un rôle, soit d’accepter l’impudeur. C’est peut être un peu pour ça que les blogs sont morts. A partir du moment où nos parents et nos employeurs ont débarqués sur internet, l’impudeur devenait plus difficile.

Mais ce qui me frappe le plus, sur l’Auberge, c’est l’implication exigée pour faire vivre un personnage, encore plus dans un espace ouvert. Il faut lui imaginer une vie, une histoire, un passé, des limites et des envies, mais aussi l’inscrire dans le lieu collectif, en tenant compte de son contexte, sa géographie, sa temporalité, mais aussi des autres personnage et de ce qu’on imagine des autres auteurs, de ce qu’ils souhaitent pour leur propre création. Ce travail d’imagination accapare déjà largement l’esprit, mais il faut aussi penser à la manière d’écrire. Je ne sais pas si mon style a transparu dans mon personnage (c’est probable, si tant est que j’ai un style d’écriture), mais il est net que les textes des uns et des autres sont différents. Mon personnage, finalement, tient son carnet violet avec mon écriture. Première des déchirures dans la mince frontière entre lui, et moi. Mais forcer mon écriture pour être un autre, ça aurait encore ajouté à l’implication, la difficulté et à la schizophrénie.

Pep le note : il est frappant de constater combien le lieu importe peu, dans les écrits. Quasi pas de description des bâtiments, des environs. L’Auberge ne serait pas au milieu des forêts du Jura avec un lac à coté mais en périphérie d’une ville avec un centre aquatique, que les interactions seraient presque inchangées. J’ai tendance à penser que les auteurs, tout accaparés à donner vie à leurs créations, n’ont plus le temps et l’énergie pour les lieux. Cela montre à mon sens le degré d’engagement qu’écrire un livre demande. Et aussi le degré de recul que cela nécessite.

En ce qui me concerne, je sais que mes meilleures réalisations se produisent dans un état second. Ca aussi, Pep le note. Il y a cette transe d’écrire, de faire courir les doigts sur le clavier, de poursuivre sa phrase et sa pensée sans plus respirer. Le faire pour soi, pour un billet de blog, c’est déjà une chose. Le faire pour un personnage, même fictif, est encore plus engageant.

C’est en écrivant, ici, là bas ou ailleurs, que j’ai compris pourquoi un certain nombre d’auteurs en prose ou en vers, peuvent avoir besoin d’aide pour s’évader et produire. Drogues, alcool. Ou nuit, simplement. Lorsque le reste du monde est en pause, on peut se consacrer tout entier au personnage, au lieu, au temps, aux imbrications de scénario.

Ce qui me frappe enfin, c’est l’aspect très bon enfant des personnages. Une bonne partie arrive amoché par la vie. Ou vivent, durant leur séjour, des moments difficiles. Pourtant, le happy ending semble la règle. Nul personnage vraiment pénible, désagréable, voire méchant. Nulle mauvaise foi, nulle véritable exigence capricieuse qui aurait probablement existé dans la vie réelle. Comme si les auteurs avaient du mal à imaginer et faire un personnage négatif, comme si les auteurs ne pouvaient se résoudre au pessimisme. Ou tout simplement, parce qu’à créer ce personnage, on s’y attache, et finalement, difficile de lui vouloir du mal.

Enfin, et ça mérite d’être dit : l’engagement des créateurs de cet auberge doit être colossal. En moyens techniques, déjà, mais aussi en temps : Je suis impressionné par leur vitesse à tout lire, à réagir très vite lorsque les règles sont mal respectées. Et enfin leur abnégation, à ramener gentiment dans le droit chemin quand il le faut les auteurs récalcitrants (qu’ils me pardonnent, je suis tellement mauvais élève pour ça). Ils doivent être remerciés. Merci !

Jeanne – Doutes

Je me demande si je n’ai pas fait une sottise avec ce départ. Je suis trop vieille pour ça. J’ai voulu faire plaisir à Inès mais était ce bien raisonnable ? Quitter la maison 3 semaines complètes, et puis si loin… Je ne suis pas certaine. Tout est prêt pourtant. J’ai des billets de train, et c’est Mme Bardou qui va m’emmener à Tours. Je n’ai pas voulu demander à Jean Claude. Il est contre ce voyage et m’a disputé au téléphone. Il sera toujours tellement raisonnable. Trop ! Si j’avais été comme lui, je n’aurai jamais trouvé et épousé son père ! En tout cas je dois aller à Tours, puis à Lyon, puis encore un train, et après c’est Emilie qui doit venir me chercher et me conduire dans une auberge. C’est elle qui l’a trouvée et réservée pour moi. Je suis un peu gênée, tu sais, car elle va payer pour moi, mais c’est vrai que ça m’arrange, je n’ai pas beaucoup de sous, avec ma petite pension. Je suis allé voir le docteur pour avoir mes ordonnances et mes médicaments pour tout le mois. Il ne semblait pas affolé par mon idée de vacances, lui, au moins. Tout est bien prêt, dans la valise. Mes pilules et les ampoules d’insuline, mes vêtements pour les 3 semaines. Je n’en ai pas vraiment assez mais Emilie m’a dit que je pourrais les nettoyer chez eux. J’ai même acheté quelques livres au supermarché, des livres de poche modernes, il y a des polars et puis aussi plusieurs livres d’une série qui se passe au canada. Ah, elle va voyager ta petite vieille, cet été ! J’aurais bien aimé prendre de quoi faire un peu de tricot aussi, mais je ne sais pas si je pourrais avoir de la place dans la valise. Peut être que je pourrais en trouver là-bas, si ça se trouve ? Emilie m’a dit que l’auberge est bien, avec un petit lac, et un grand jardin. Je verrais bien ça, surement que c’est très dépaysant. Oh, j’ai peur, mais en fait tu vois, en te disant tout ça, je suis excitée et j’ai hâte. Je me sens toute jeune à nouveau!

Beaucoup de sable et deux dos musclés

Le sable était brulant. L’air, lui, était doux. Presque frais, agréable en tout cas. J’avais mal au pieds, le sable grattait et m’agaçait, mais moins que cette sensation pénible que la crème solaire laissait sur ma peau. Pourtant elle n’était pas mal, cette crème. Pas vraiment grasse, conformément à la promesse du packaging. Mais bien là, sèche, accrochante. En même temps, c’est bien ce qu’on lui demandait. Devant moi, les deux dos convenablement musclés se balançaient d’un pas à l’autre, de cette démarche caractéristique que l’on a dans le sable meuble, lorsque le pied cherche sa stabilité, s’enfonce, que le mollet hésite, le genou également, et puis finalement s’ancre dans le sol, et qu’on avance encore un peu en soulevant une gerbe de grains d’un jaune très clair, une gerbe qui s’éparpille dans le vent iodé. Je me demandais un peu ce que je foutais là. Était-ce cela, ma vie, à cet instant ? Regarder ces deux garçons, que j’admire et que j’aime chacun à un degré différent et pour des raisons diverses ? Tout en soufflant contre ce sac, trop lourd, ce soleil, trop agressif ? Mais en respirant cet air, délicieusement parfumé par la mer et par les conifères ? Je l’aspirais, en fermant les yeux. En savourant. Comme pour m’ennivrer, jusqu’à l’excès. Il n’y a pas plus égoïste que jouir d’un instant, en ressentir toutes les facettes, en apprécier le camaïeu des stimuli qui s’éparpillent, se retrouvent, s’aglutinent et font jaillir l’émotion, positive ou négative. C’est exactement ce que je recherchais dans ces quelques jours à Arcachon, c’est exactement ce dont j’avais besoin. L’ivresse du ressenti. Plus que de voir du monde, des visages nouveaux, que de rechercher à plaire pour se rassurer, j’avais besoin de me dire que si j’étais là, juste avec eux deux, ça n’était pas juste par pur hasard, mais parce que l’on partageait quelque chose : On créait un souvenir, ensemble et aussi chacun de son côté. S’il n’y avait pas eu ce sable trop lourd sous les pas, j’aurai forcé l’allure pour les rejoindre, s’il n’y avait pas eu ces crèmes trop grasses pour se toucher sans que ça ne soit désagréable, j’aurais ouvert les bras pour les enlacer, s’il n’y avait pas eu cette pudeur que l’amitié parfois impose, je les aurais étreints en les remerciant d’être eux et d’être ici. Solitairement, égoïstement, je dépiautais mon ivresse et du faisceaux des stimuli entortillés, l’air marin, le vent dans les pins, le sable chaud, le parfum lourd des résineux, le soleil sur la peau, je regardais naître petit à petit la satisfaction, toute simple, je la sentais m’étreindre et me faire me sentir, non seulement vivant, mais complet et heureux. Seule leur présence pouvait sublimer cet instant de même. C’est ça, l’amitié. Au fond c’est de l’amour sans la naïveté.

Après je venais de tester le naturisme donc j’étais peut être un peu désorienté.

Jeanne – Papiers

La table du salon était impeccablement propre. Pas une poussière ne venait perturber le lustre du bois verni. C’était un beau plateau en bois brun chatoyant . Du merisier, probablement. Classique. Le large plateau était encadré de 6 chaises du même acabit, à l’assise tendue d’un genre de velours cramoisi un peu défraîchi mais là aussi, soigneusement entretenu. Le plateau était un peu encombré de tout un tas d’empilement. Une petite boîte en carton, genre boîte à chaussure d’enfants, contenait une profusion de médicaments et de matériel médical. Un lecteur de glycémie, plusieurs seringues d’injection. À côté, des papiers imprimés, soigneusement triés, portaient la marque de pliure indiquant qu’ils était arrivés par la poste. D’un coup d’œil, on pouvait lire des trajets de train, une correspondance, un plan, une réservation dans une auberge. Les éléments importants étaient surlignés. Un numéro de téléphone était écris en gros en tête de page, au stylo noir. Un cahier d’écolier, lui aussi soigneusement aligné, avec un stylo Bic transparent, complétait l’alignement qui se terminait par une orchidée violette magnifique. Au centre enfin, une bonbonnière trônait.

Derrière les sièges, imposant, régnait un buffet vaisselier du même bois. Massif, les coins arrondis et les corniches un peu moulurées, il écrasait de son poids toute la pièce. Impeccablement vernis, soigneusement épousseté ses étagères du haut n’étaient pas garnies de vaisselles mais d’une collection de figurines en porcelaine. On pouvait distinguer des santons, et des représentations de divers personnages ruraux, de la lingère au berger. À côté du buffet, une porte vitrée donnait sur un couloir d’où s’échappaient deux voix féminines.

– Et alors il y avait ce mot ci, dans le courrier, bien plié. Regardez Mme Pernin. C’est l’écriture de la petite Inès, n’est ce pas une jolie écriture ?

On distinguait nettement la voix un peu perchée de Jeanne.

– Il y avait les billets, avec. C’est si gentil. Oh, je le savais, Emilie m’avait déjà tout dit. C’est une auberge, à quelques kilomètres seulement de la maison.

– Mais pourquoi avoir refusé d’aller dans la maison ? Vous m’aviez pourtant dit que c’était grand, et qu’ils vous avaient promis une chambre seulement pour vous.

– Jamais je n’aurai voulu. Vous savez je n’ai pas quitté cette maison depuis des années, des décènies mêmes. Non, je n’allais pas me retrouver tout le temps avec eux. J’ai mes habitudes, et je dors peu, je n’ai pas leur rythme, je le vois bien quand ils viennent ici quelques jours ce n’est pas vivable pour moi. Je lui avais dit…

– et c’est pour ça qu’elle a cherché cet hôtel ? Vraiment Jeanne, votre petite fille est une crème.

– une auberge. C’est une auberge. Surement que c’est plus familial qu’un hôtel et avec moins de manière, en tout cas j’espère. Et ils viendront me chercher le matin, un jour sur deux à peu près, et comme ça je suis avec eux et Inès, mais pas tout le temps, c’est bien ainsi. Je ne dérange pas, et je reste tranquille. Voyez, le prospectus ? Il y a même un étang à coté.

On entendait quelques papiers changer de main.

– Quand même à votre âge, quelle aventure ! Mais rassurez vous, Jeanne, pour le jardin, c’est parfait, je m’occupe de tout. Il sera impeccable à votre retour, j’ai promis.

– Oh ce n’est pas si grave, je vous épuisez pas à la tâche, vous avez déjà votre ouvrage, repris la voix de Jeanne. Pensez juste à ramasser les tomates mures, et donnez les à monsieur le curé, il saura bien les distribuer. Je vous ai montré où étaient les boites ?

– Déjà avant-hier, Jeanne, déjà avant-hier. Je sais tout, partez tranquille ! En plus, on a tout le temps d’en reparler, c’est dans plus de 10 jours le grand départ !

Une signature

La pièce était blanche. Grande. Neutre, presque médicale. Quelques œuvres au mur. Un peu modernes, un peu dépouillées elles aussi. Vaguement irréelles. Le bureau, immense. 4 sièges, devant. Assez confortables pour ne pas s’en plaindre. Pas assez pour vouloir y rester. Chacun, masqués, silencieux, alignés, rendaient l’atmosphère plus chirurgicale encore. Funèbre, même. Je m’étais installé le premier. Second siège en partant de la droite face au bureau. Avocat, moi, avocat, lui.

J’ai écouté, d’une oreille distraite. A force de craindre un moment, on s’y prépare tellement qu’on ne le vit même plus. J’ai attendu que ça passe, reclus profondément au fond de moi. J’étais surpris de n’y trouver rien qu’une indifférence lasse.

On s’est à peine adressés la parole, à peine regardés. On a écouté le notaire. Il n’y avait même pas à dire oui, il y avait juste à acquiescer une fois l’énoncé du bilan juridique et patrimonial de presque 8 ans de vie commune achevé, et à signer.

J’étais ému de le voir. J’avais un peu envie de pleurer, mais sans savoir pourquoi vraiment. Tristesse d’en être là ? Pleurer sur moi, sur nous ? Pleurer de rage, de jalousie ? Peut-être même pleurer de vouloir pleurer et constater que finalement non, constater combien la distance s’est créée, le vide s’est gonflé. Pleurer face au vide. Pleurer de le regarder furtivement en me disant “il aurait pu être mon époux, encore. Et comment le regarderais je alors ? Serais-je encore amoureux, admiratif de lui sans condition ? Verrais-je ses petits défauts, qui m’amusaient ? Est-ce que j’ignorerais encore plus ou moins consciemment ses failles ? Serions nous devant un notaire pour un nouveau pas commun, serais je attentif pour le protéger et m’assurer qu’il vivait ce moment avec le même sentiment d’engagement et d’accomplissement que moi ?”

Je ne sais pas du tout. Je n’avais pas la réponse. Le monologue se poursuivait, mon indifférence s’ancrait. Que pouvait il bien ressentir ? Du soulagement d’en finir ? De pouvoir achever notre union et s’engager plus intensément avec celui qui m’a remplacé ? Qui m’a rayé, oblitéré, tué ? À cette idée, une pensée de rage et de haine froide éclata en moi. Le désert, vide et glacé, devint instantanément brûlant, furieux, méchant. La douleur, tenace, pénible, irradiante, enfonçait ses griffes odieuses et labourait rageusement le nouveau monde personnel et serein que je m’efforce d’ordonner en moi. Se quitter, à la rigueur. Etre remplacé, en revanche, non. Pas encore. Trop dur.

Et puis, il a parlé. Le vide a implosé d’un coup sur la rage, mon cœur eut un raté. Je sais et réalise chaque fois combien sa diction assez reconnaissable, son très léger accent de Toulouse, ont participé à la séduction, le premier jour, et les 2500 suivants. Finalement, l’amour se fixe sur pas grand-chose, et se déploie ensuite sur tellement. Il enveloppe. Adouci. Embelli.

Furtivement, j’ai jeté un coup d’œil. J’ai pensé que si nous avions été encore ensemble, je me serai amusé de ses nouveaux cheveux blanc, je l’aurai un peu charrié, il aurait grogné, j’aurai ri, et je l’aurai embrassé, parce que ça aussi m’aurait séduit. J’aurai pensé au temps qui passe et que nous passions ensemble et l’un pour l’autre.

Là, j’ai pensé qu’encore un peu de temps et il ne pourra plus nier la quarantaine. C’était un peu cruel. Je m’en voulais un peu, de cette cruauté qui dénotait une méchanceté revancharde, et encore plus une certaine distance et indifférence. Peut être même, un peu de lucidité.

L’idée me vint qu’il était séduisant, encore, mais qu’il allait vieillir. Je pensais que par contre, je ne m’en rendrais plus compte que de loin en loin, et encore, peut-être. Et que moi aussi, je vieillissais. La cruauté a ceci de juste qu’elle est toujours à double tranchant.

J’ai repensé à lui et à moi, 9 ans avant. J’ai repensé à cette aventure menée tambour battant. Il battait la mesure, et j’ai beaucoup suivi. J’admirais cette capacité d’entrainement. Aujourd’hui je constate que j’ai trop suivi le son du tambour. Ne l’aurais je pas fait, nous serions allés moins loin ensemble, peut-être. Ou au contraire, le battement n’aurait pas cessé. Nul ne le saura jamais. Les dégâts auraient été moindres, peut-être. La lucidité, aussi, certainement.

Il était caché sous son masque, le mien m’étouffait. Le monologue, enfin, s’est achevé. J’ai signé. Une signature gribouillée, ratée, sèche, vilaine. Jetée par dépit, bien loin de celle, appliquée, soignée, ronde, optimiste et engagée, offerte le 14 septembre 2013.

On s’est levé, je l’ai raccompagné. On a échangé quelques mots factuels. Les masques, le lieu, les avocats, de toute manière, interdisaient toute effusion, toute confession et même, toute émotion. En fait, il n’y avait rien à dire. Il n’y avait pas besoin d’avoir la curiosité malsaine de savoir sa vie nouvelle. Il n’y avait pas besoin non plus d’étaler impudiquement la version brillante de la mienne. Il n’y avait que la lassitude. Je l’ai regardé, je ne voyais que ses yeux. Au fond de moi je sentais, teinté d’un peu d’amertume, de rancœur et d’un soupçon de mépris, simplement une forme de respect.

Ce n’était pas si mal, et je ne pouvais pas mieux.

Ce n’était que l’avant dernière étape.

Ce n’est que bien plus tard, rentré, seul et chez moi, que j’ai laissé échapper quelques larmes sur ce passé révolu et cet avenir que je ne distingue pas.

Les boulevards et les caniveaux

Décidé, résolu, j’avançais en enjambant les boulevards comme un enfant un caniveau. Sans trop fait attention, sans pensée, même, sauf peut être celle d’accomplir l’objectif de la journée.

La semaine s’achevait, une semaine de plein retour à la vie d’avant, puisqu’il est entendu qu’il y a un monde d’avant et un autre d’après.

Soigneusement, j’en avais bourré l’agenda jusqu’à l’engorgement, ne me laissant pas une seule soirée de libre. L’unique restée disponible me sembla d’ailleurs si insupportable que je renouais avec la salle de sport, bouclant ainsi le retour à la normalité des derniers mois. Décidé, résolu, mais à quoi ? Il est infiniment pesant de ne pas le savoir. Enchaîner les moments comme les perles sur un bracelet, ou les trophées sur une étagère sans parvenir à en distinguer l’utilité, est tellement consternant que même la tristesse de le constater est fade. L’utilité. Le voilà, ce mot et cette valeur problématique. Se sentir bien ? Mais pour combien de temps ? Faire partie d’un groupe, d’une communauté ? Mais pour quel aboutissement ? Je n’ai eu d’autre choix que de m’interroger sur la logique de ma vie passée, et j’ai probablement eu tellement peur d’effleurer la réponse que j’ai interrompu la réflexion. Si le vrai savoir est de connaître ses incompétences, sans doute suis-je un plus informé qu’il y a un an ou deux, mais en suis je plus heureux ? L’ignorance est un lit confortable.

Car le soir, lorsque vient le temps de tirer le bilan de la journée, la tête sur l’oreiller, la lancinante angoisse cachée entre le draps ressurgit comme le monstre du placard de l’enfant : celle de l’abandon. Craindre une vie et une mort solitaire, sans personne à qui penser, en n’ayant pour seule source de préoccupation que soi même, lorsqu’on est fondamentalement solitaire parce que l’on n’a pas eu d’autre choix que d’apprendre à l’être, c’est finalement ironique. L’avoir comblé -la crainte et la vie- en répétant la pantomime de la vie en société dont même les catharsis sont soigneusement organisées prouve bien, d’ailleurs, tout à l’a fois la triste inutilité de l’ensemble, et quelque part la beauté qui réside dans cette organisation de l’inutile.

Décidé, résolu, ayant enjambé les caniveaux des boulevards, j’entrais dans cette boutique, j’écoutais le vendeur conseiller une autre cliente accompagnée de son conjoint, je constatais qu’après l’avoir accompagnée à la caisse il ne revint pas, oublieux de ma présence pourtant évidente. Je fis mon choix de ce casque d’escalade sans regarder le prix parce qu’après tout, qu’importe. Bien poliment cependant, je remerciais à la caisse le vendeur inattentif dont le physique était une forme d’excuse, quittait le magasin, propriétaire d’un casque, de son carton d’emballage et de son sachet plastique à usage unique, quoi qu’en prétende les inscriptions hypocritement apposées dessus.

Grimper à un mur ou une falaise, ça ne sert à rien sauf peut être se donner un objectif dont l’atteinte reste assez accessible pour ne pas être perturbé par un hasard malencontreux, mais autant le faire en se protégeant un peu. C’est probablement ça, vivre.
Il faudrait qu’on apprenne, À vivre avec ça…

Je suis fan de ce nouveau titre.